Bombay, Maximum City
linéarité du temps. J’avais dessiné au dos d’un cahier un calendrier qui commençait au début du printemps. Mon père m’avait dit, du moins c’est ce que je croyais, qu’à la fin de mon année de première il me renverrait à Bombay pour les vacances d’été. Chaque matin, je barrais le jour de la veille et comptais ceux qui restaient comme s’il s’agissait d’une peine de prison. Et le soir j’étais content, car cela faisait une journée de moins en Amérique, un pas de plus vers ma libération. Une semaine avant les grandes vacances, mon père m’informa qu’il ne pouvait m’offrir ce séjour en Inde et que je n’irais que l’année suivante, avec mon bac en poche. J’étais déboussolé.
J’existais, à New York, mais c’est en Inde que je vivais, transporté là-bas par le train des souvenirs. Les champs au crépuscule. Un vol d’oiseaux migrateurs passe dans le ciel ; la voiture se range sur le bas-côté, tu sors te dégourdir les jambes. Détails infimes qui ne cessent de s’imposer : la complexité du pipal noueux qui pousse au bord de la route, les fourmis qui vont et viennent autour. Tu vas te soulager derrière les buissons, tu lèves la tête et les images défilent. C’est chaud, intime, humide ; une fois de plus tu te sens protégé. Il n’y a pas un chat, personne dans les champs, personne près de la cabane que tu distingues au loin. En ville, le dîner attend, chez ta tante, mais tu as envie de rester là, envie de traverser les champs tout seul, d’aller jusqu’à cette cabane de paysans pour demander de l’eau, envie de voir si tu ne pourrais pas passer quelques jours dans ce village. Deux mouches jaillies de nulle part bourdonnent autour de ta tête : tu essaies de pisser et de les chasser en même temps, tu arroses tes chaussures. Tu pestes. Bhenchod !
Comme je regrettais de ne pouvoir lâcher ce gros mot, « bhenchod », devant des gens qui l’auraient compris. Ce qu’il signifie ? Pas « connard » – c’est trop direct, trop cru. Utilisé pour ponctuer un propos ou l’accentuer, ce juron est en fait aussi inoffensif que « merde » ou « putain ». D’un État indien à l’autre, sa prononciation varie, et il est facile de distinguer le sonore bhaanchod des Penjabis du léger pinchud des Bambaiyyas, le bhenchow du Gujerat du bhen-ka-lowda élaboré de Bhopal. Les Parsis l’utilisent à tout bout de champ, aussi bien les vieilles dames que les gamins de cinq ans, sans même y penser et sans intention bien définie, simplement comme bouche-trou. « Hé, bhenchod, va me chercher un verre d’eau. » « Ah, bhenchod, j’ai été à cette bhenchod de banque, aujourd’hui. » Enfant, je m’appliquais à ne pas jurer une seule fois le jour de mon anniversaire. Je m’y engageais solennellement devant mes petits copains jaïns : je ne dirai pas un seul gros mot, aujourd’hui, même pas b…
Au cours de mon premier hiver à New York, j’ai découvert que, hurlé à tue-tête, ce mot dégageait une énergie telle que je cessais de grelotter dans le ciré doublé synthétique que mes parents m’avaient acheté à Bombay, mince vêtement qui au lieu de garder la chaleur de mon corps la dispersait dans l’atmosphère et aspirait les courants d’air glacial au long du trajet de trois bons kilomètres de la maison au collège. La tête rentrée dans les épaules sous les assauts du vent et de la neige, je beuglais Bhenchod ! Bheeeeeen-chod ! Mon itinéraire traversait de paisibles rues résidentielles du Queens. Les braves citoyens irlandais, italiens ou polonais qui se trouvaient chez eux quand je passais devant leurs portes ont sûrement entendu, par les jours de grand froid, ces syllabes étranges criées à pleins poumons par un adolescent fluet et brun de peau, trop légèrement vêtu pour la saison.
Quand, à dix-sept ans, je pus enfin revenir à Bombay, j’eus du mal à reconnaître et la ville et mes amis, qui en l’espace de trois ans avaient furieusement et bizarrement grandi. Tous mes copains fumaient, pour commencer, et moi pas. Ils buvaient aussi comme des trous, moi pas. Nitin me montra un truc, avec la bouteille de Chivas Regal vite transformée en cadavre que j’avais apportée : après avoir longuement frotté le fond entre ses mains pour chauffer le verre, il jeta une allumette dedans. Une jolie flamme bleue jaillit, éphémère. Nitin savait quoi faire d’une bouteille pleine, et quoi en faire quand il
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