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Bombay, Maximum City

Titel: Bombay, Maximum City Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Suketu Mehta
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poupées âgées, Dada {6} en dhoti, Dadi {7} en sari de coton ; une statuette en marbre de Ganesh ; un masque en bois à l’effigie de Hanuman ; un modèle réduit du Taj Mahal, éclairé de l’intérieur par un lumignon rouge ; une danseuse de Bharata natyam {8} qui penchait la tête à gauche et à droite ; une horloge en bronze en forme de carte de l’Inde élargie aux parties du Cachemire réclamées aux Pakistanais et aux Chinois. Notre petit frère né là-bas n’avait pas le droit d’ouvrir la vitrine et de jouer avec ces objets. Ils étaient trop fragiles, il aurait pu se faire mal. Collé contre la porte en verre comme une guêpe derrière une vitre, il passait son temps à scruter son héritage.
     
    À New York, très vite Bombay m’a manqué autant qu’une partie de moi-même. Avant le départ, je croyais laisser derrière moi le collège le plus moche du monde. Je me trompais. L’école catholique pour garçons dans laquelle on m’avait inscrit dans le Queens était encore pire. Elle se trouvait dans une enclave ouvrière blanche inexorablement grignotée par des immigrés originaires de contrées plus sombres. Étant l’un des premiers représentants des minorités à fréquenter cet établissement, j’y fus perçu comme un spécimen de tout ce à quoi il fallait résister. Peu de temps après mon entrée là-bas, un rouquin frisé au visage couvert de taches de rousseur s’approcha de ma table, à la cantine, et déclara : « Lincoln n’aurait jamais dû libérer les esclaves. » Les professeurs me traitaient de mécréant. La photo prise cette année-là à l’école me montre, le regard fixé sur l’objectif, avec cette légende : « Vingt-quatre heures d’efficacité garantie » – un slogan publicitaire pour une marque de déodorant. C’est ainsi qu’on me voyait, à l’école : en sauvage infect qui empuantissait l’atmosphère avec les odeurs nauséabondes de sa cuisine d’indigène. Le jour où j’ai eu mon bac, j’ai franchi le portail surmonté de barbelés, je me suis mis à genoux sur le trottoir et, de gratitude, j’ai embrassé le sol.
    À Jackson Heights, mon meilleur ami Ashish et moi nous efforcions de recréer Bombay. Ashish l’avait lui aussi quitté pour le Queens, à quinze ans. Les plus beaux après-midi de cette période, nous les avons passés au cinéma Eagle, devant des films en hindi. Avant, c’était un cinéma porno du nom de Earle. Son écran autrefois encombré de pénis gigantesques pullulant dans des vagins mutants était désormais dévolu aux prouesses mythologiques de Krishna, le dieu bleu de peau ; on n’y entrevoyait plus un sein, pas même l’esquisse d’un baiser. La salle en était peut-être purifiée, mais cela ne m’empêchait pas d’examiner soigneusement les sièges, avant de m’asseoir.
    Parfois, au détour d’une séquence, il m’arrivait d’apercevoir mon ancien immeuble, le Dariya Mahal. Avec Ashish, nous conversions dans l’idiome de Bombay, l’hindi bambaiyya {9} , pour parler des gens, dans le métro, ou maudire nos professeurs en leur présence. Cette langue devint pour nous celle du sabotage. Parfaite pour blaguer, rigoler, c’était par excellence une langue de garçons. Nous buvions, nous jurions en hindi. Ashish, son voisin Mitthu et moi, nous arpentions les rues de Jackson Heights en chantant des chansons de films hindis des années soixante-dix, contemporaines de notre départ pour l’étranger. Nous revenions au pays par la voie musicale, la moins chère des liaisons aériennes. Les nuits de printemps, l’air radouci nous apportait des nouvelles de là-bas, du passé qu’en gujerati on appelle bhoot-kal, le temps fantôme. Un soir, une voiture de police stoppa à notre hauteur, les flics nous interpellèrent. « Qu’est-ce que vous faites, les gars ? – Rien. » Trois jeunes Gujeratis lâchés dans les rues, suspects parce qu’ils chantaient. « Vous savez qu’on peut vous arrêter si on vous prend à rôder ? » Rôder dans le temps fantôme : un délit passible de prison. Nous poursuivîmes notre route, et sitôt les flics disparus nous nous remîmes à chanter pour amadouer le rude environnement de Jackson Heights, l’apprivoiser et le transformer en Jaikisan Heights.
    Incapable de lutter contre les forces qui s’opposaient à mon retour, je pris alors toute la mesure de l’exil. Le sentiment d’exil n’est pas la nostalgie, née de l’envie d’échapper à la

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