Bombay, Maximum City
l’avait bue.
Délaissant le bord de mer rocheux qui s’étendait devant notre immeuble et le bidonville surgi par-dessus, mes amis fréquentaient à présent une salle de jeux vidéo. Le palais au pied de nos immeubles, transformé en école de filles, avait un étage de plus qu’avant. Je n’arrivais pas à m’y faire. C’est un réconfort de savoir que les lieux de l’enfance sont restés intacts, avec les mêmes images aux murs, le lit toujours à sa place, le rayon de soleil qui chaque jour à la même heure frappe la fenêtre selon le même angle. J’avais l’impression que ces lieux avaient été loués à d’autres et que je ne m’y sentirais plus jamais chez moi. Je n’étais plus un Bombayite ; dorénavant, c’est en NRI (non-résident d’origine indienne), que je devais habiter ma ville. Même à l’époque où j’y vivais, cependant, elle renfermait des mondes entiers qui m’étaient aussi étrangers que les étendues glacées de l’Arctique ou les déserts d’Arabie.
Ma famille essaya de m’intéresser au commerce des diamants. Le matin, j’accompagnais mon oncle à son bureau. Cet apprentissage ne fut pas une réussite. J’en eus très vite assez de l’art de l’« assortiment », la constitution de lots de cailloux scintillants triés en fonction de leurs imperfections. Je les triais mal. « Toi, me déclara l’associé de mon oncle – on était en 1980 –, tu es aussi gaffeur que le président Carter. » Je ne suis pas entré dans l’affaire, mais j’ai continué à aller et venir d’un pays à l’autre, et mes séjours en Inde se sont faits de plus en plus longs, jusqu’à durer six mois d’affilée. Il ne s’agissait pas de voyages à proprement parler ; plutôt d’un boulot de saisonnier. Je prenais mes commandes en Occident (je m’étais mis à écrire sur l’Inde) et je les exécutais en Orient. Au début je revenais tous les quatre ans, puis tous les deux ans, tous les ans. Ces derniers temps je m’y suis rendu deux fois par an, toujours pour des articles. Afin de réconforter un ami rentré définitivement en Inde depuis peu et qui regrette les États-Unis, une de nos connaissances communes lui a déclaré : « Regarde Suketu : c’est presque comme s’il vivait en banlieue. »
Je suis aussi revenu à Bombay pour me marier. Ma femme est née à Madras, elle a grandi à Londres et nous nous sommes connus dans un avion d’Air India. Pour une rencontre entre exilés, la métaphore était parfaite : ni ici ni là, contents d’être en transit. J’allais à Bombay, Sunita à Madras. Nous avons parlé de l’exil et j’ai tout de suite fait le lien.
Ma mère a quitté Nairobi dans les années cinquante pour venir poursuivre ses études ici, au Sophia College. Mon père venait de Calcutta par le train pour passer trois jours avec elle, il allait la chercher à son hôtel et ils partaient se promener à Nariman Point. Arrivés là, le jeune soupirant et sa fiancée encore adolescente repartaient en sens inverse, toujours à pied, jusqu’à Chowpatty où, selon leur humeur, ils s’arrêtaient au Cream Centre pour manger des chana bhaktis (des puris {10} de pois chiches), allaient boire un milk-shake au Café Naaz ou entraient dans le musée Jehangir. À trente ans d’intervalle et sans que ce soit voulu de ma part, voilà que séduit à mon tour par une fille indienne venue de l’étranger je revisitais la cartographie galante de mon père. Nous marchions le long de la baie, nous prenions des photos dans le musée. Bombay est la ville des amours familiales. C’est ici que, peu après son départ de Calcutta, mon oncle repéra ma tante dans une fête foraine. Quittant des villes lointaines – Nairobi, Calcutta, New York –, nous revenons débusquer l’amour à Bombay.
Le lendemain de mon premier rendez-vous avec Sunita, j’ai accompagné au terminus de Victoria un de mes cousins qui repartait pour Kanpur. Dès son entrée en gare, l’express Gorakhpur fut pris d’assaut par une horde de saisonniers qui retournaient dans leurs villages. Les policiers les obligèrent à reculer à coups de lathi {11} et une immense clameur jaillit de la foule tandis que, resté à l’écart, je regardais, consterné. Je pensais à la jeune femme si séduisante, si anglicisée, que je venais tout juste de rencontrer. Grâce à elle, il m’était possible de me distinguer de ce troupeau, de ne pas me laisser annihiler par lui. J’ai alors
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