Bombay, Maximum City
la copropriété achète chaque jour trois camions-citernes d’eau à des sociétés privées, au prix de trois cent vingt-cinq roupies par camion. Ces entreprises qui possèdent l’eau et les camions forment le lobby politique le plus puissant de Mira Road. Elles se sont réparti les trajets de livraison et empêchent la municipalité de prolonger le réseau d’adduction pour ne pas perdre ce marché juteux. Avoir de l’eau n’est donc pas simple, mais il est tout aussi problématique de s’en débarrasser. Les systèmes d’évacuation ayant été construits en dépit du bon sens, la copropriété verse quatre cents roupies par mois à une compagnie qui draine l’eau accumulée dans le sol. Périodiquement, quand pour une raison ou pour une autre l’approvisionnement en eau n’est plus assuré, les ménagères et les comptables sortent de leurs immeubles et vont s’asseoir sur les voies de chemin de fer pour obliger le reste de la ville à s’intéresser à leur sort.
Les résidents s’offrent également sur leurs deniers les services d’une entreprise privée qui collecte leurs ordures pour les emporter Dieu sait où. Il y a bien des éboueurs municipaux, mais ils ne passent que deux fois par mois. Pas un seul bus ne dessert la banlieue. Un temps, la copropriété des Thakkar a imaginé de payer un chauffeur équipé d’un minibus huit places pour transporter les gens du complexe à la gare et retour en échange de la somme modique de deux roupies par personne. Les rickshaw wallahs de Mira Road qui prennent vingt roupies pour le même trajet ont cerné le minibus et l’ont bloqué sur place. Alertés, la police et les édiles ont pris le parti des conducteurs de rickshaw. À ce train, les habitants de la ville nouvelle dépensent la majeure partie de leurs revenus dans ces services municipaux de base que sont l’eau (adduction et égouts), le ramassage des poubelles et les transports. Mira Road se trouve juste en dehors de la juridiction du Conseil municipal du grand Mumbai. D’où son attrait, et ses carences : c’est ni plus ni moins une ville-frontière. L’un dans l’autre, cependant, les Thakkar y sont plus heureux qu’à Jogeshwari. Là-bas, parents et amis mieux lotis qui venaient les voir s’étonnaient systématiquement qu’ils n’aient pas encore déménagé. « Ça devenait énervant, dit Dharmendra. Évidemment qu’on aurait aimé déménager, mais Père avait fait des mauvais placements. L’argent était immobilisé. » À Jogeshwari, ajoute-t-il, « jamais je ne donnais mon adresse ni rien aux copains. Je ne pouvais pas appeler mes collègues de bureau. Je n’allais pas chez eux. Maintenant nous sommes libres de les inviter et les cousins ou les oncles peuvent rester coucher. Ce n’est pas gênant quand les gens viennent. »
Le père de Girish passe ses journées à explorer les alentours en quête de commerces, à comparer les prix et la fraîcheur des produits. « Il n’avait sans doute jamais imaginé qu’un jour il vivrait dans un endroit comme ça. Aujourd’hui on a un mixer, une machine à laver, la télé. Qu’est-ce qui nous manque ? Une voiture. On n’en a pas besoin. Peut-être que d’ici deux ans on s’en achètera une quand même. » L’immeuble est construit en bordure des voies de chemin de fer ; les trains de banlieue défilent sous les fenêtres dans une cacophonie de sifflets de locomotive rythmée par le cliquetis des roues sur les rails en acier. Dharmendra met deux heures pour se rendre à son travail. « Heureusement, je suis dans la vente, alors on se débrouille », lance-t-il, l’œil pétillant de malice. Il triche un peu avec les horaires.
Le père compare Mira Road au bidonville qu’il vient de quitter et trouve qu’il n’a pas perdu au change. « Ici, c’est calme. À Jogeshwari il y avait toujours du chahut, une bagarre quelque part. » (À Jogeshwari, me dis-je par-devers moi, Sunil et Amok auraient mis le feu à la mairie pour obliger la municipalité à se pencher sur le problème de l’eau.) Chaque fois que quelqu’un sort de l’appartement, un membre de la famille referme la porte derrière lui. Je m’en étonne, car à Jogeshwari la porte restait toujours ouverte pendant la journée. « C’est le système appartement qui veut ça », explique Dharmendra. L’ascension sociale et l’appartement qui va avec amènent à prendre au pied de la lettre la notion de vie « privée ». Cette illusion ne
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