Bombay, Maximum City
à travers lui, je verrai l’Amérique à travers lui. Mon fils est mon écran de cinéma. » Et devant le sourire rayonnant dont me gratifie le jeune homme de dix-sept ans, aux yeux et au cœur impatients de découvrir, de réagir, de vivre, devant le sourire qui éclaire aussi le visage du père, je comprends qu’il dit vrai. Quand ils se seront expliqués, tous les deux, quand la mère aura corrigé le fils comme il le mérite, quand l’agitation sera retombée, Babbanji passera sûrement plus d’une soirée à parler avec son père sur le lit de camp qu’ils auront sorti devant la porte, dans la petite ville étouffante du Bihar. Il lui parlera du Collier de la Reine, de la déesse de cinéma qui tressait une guirlande de jasmin dans ses cheveux, des grosses voitures et des gens qui vivent sur l’égout, des poètes anglais qui aiment la boisson, de l’immeuble écroulé et des gens ensevelis dessous, des bagarres autour de l’eau dans les toilettes publiques, des petites attentions des occupants du trottoir. Après tout, n’est-ce pas pour cela que nous avons des enfants ? Pour voir le monde une deuxième fois, sur leur écran de cinéma ?
Babbanji me dit au revoir sous la grande horloge de Victoria Terminus, dans la cohue des voyageurs pressés d’arriver ou de s’en aller. « J’ai l’impression de partir de chez moi. Au Bihar, je rencontrerai des gens de Bombay qui rentrent pour les vacances et je leur demanderai des nouvelles de la ville. Pour moi, c’est juste une parenthèse, pas un point final. »
Pourquoi tout de même se sent-il si proche de cette ville ? « Elle est dans mes pensées parce qu’elle m’a donné de quoi écrire. » Cette vérité simple me touche directement.
Nous nous embrassons. Babbanji me prend la main, s’incline avant de la porter à son front, et je le quitte là-dessus, dans la gare gigantesque qui résonne des annonces des arrivées et des départs.
« J’irai au bureau de Patna du Time Magazine et j’écrirai pour eux ! » crie-t-il dans mon dos tandis que je m’éloigne.
PETITS ARRANGEMENTS
Bombay vit sur un rythme rapide, trépidant, mais tout bien pesé ce n’est pas une ville où l’esprit de compétition est très développé.
Qu’ils aient ou non une place « réservée », les passagers des trains indiens sont prêts à tous les arrangements. Vous êtes assis sur la banquette réglementairement occupée par trois personnes quand arrive un quatrième voire un cinquième quidam qui vous souffle : « Psst… On va s’arranger. » Tout le monde se serre. S’arrange.
Dans cette ville grouillante il est normal d’être en nombre. Nos voisins de Manhattan trouvaient curieux que les parents de Sunita viennent passer six mois avec nous dans notre studio. La dame qui nous le louait préleva une part de la caution versée, « en raison de l’usure excessive » entraînée par la présence de deux adultes supplémentaires. À Bombay, personne ne nous a demandé combien de gens nous comptions loger chez nous ; il allait de soi que nous hébergerions les parents, amis et amis d’amis qui passeraient nous voir. Quant à savoir comment nous nous débrouillerions pour les caser, cela ne regardait que nous.
Une publicité récente pour une Ambassador, robuste berline qui laboure les routes de l’Inde, illustre parfaitement cet état d’esprit. La voiture, version brute de la Morris Oxford des années cinquante, roule au pas sous une averse diluvienne. La publicité ne s’attarde pas lascivement sur les sièges en cuir, l’affichage numérique du tableau de bord, l’injection électronique ou les lignes épurées de la carrosserie. L’Ambassador est décidément moche, mais avec son pare-soleil incliné selon un angle guilleret et le grand sourire de son capot ça ne l’empêche pas d’être aussi chouette et sympathique qu’un éléphant. Trois personnes bavardent, tassées sur la banquette avant. Un piéton qui traverse la rue sa mallette sur la tête pour se protéger de la pluie contourne le pachyderme disgracieux.
« Arre… Ce n’est pas Joshi ?
— Si. Dis-lui de monter.
— On est déjà nombreux…
— Regarde-le, le pauvre. On va s’arranger. »
Dans la plupart des pays, les publicités pour les automobiles mettent en valeur le cocon luxueux promis au conducteur que vous êtes. Au mieux, elles font place à la femme séduisante que vous prendrez en route, en arrêtant à sa hauteur l’engin aux jantes
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