Bombay, Maximum City
prescrivent de couvrir le corps des défunts d’un linge blanc et propre ». Aussi, tous les jeudis, il se rend tour à tour dans quatre gares ferroviaires qu’il fournit en linceuls frais à raison de deux mètres chacune, sauf la plus importante, Andheri, qui a droit à dix linceuls par semaine. Le chef de gare a ouvert un registre que Nathvani tient scrupuleusement à jour en apposant son tampon en face de chaque livraison. Il sacrifie six cent cinquante mètres de tissu par an. Ce n’est pas suffisant ; c’est même très loin de suffire. Les trains de Bombay tuent quatre mille personnes chaque année.
Le directeur du réseau de transport ferroviaire de la périphérie de Bombay s’est vu récemment demander quand le système serait enfin assez performant pour transporter dans de bonnes conditions les six millions d’usagers qui l’empruntent tous les jours. « Pas de mon vivant », a-t-il répondu tout net. Si vous faites partie des usagers en question, vous avez une idée très précise de la température du corps humain qui se love contre le vôtre, s’adapte à la moindre de ses courbes. Des amoureux ne s’étreignent pas plus étroitement.
Asad bin Saïf travaille pour un organisme de défense de la laïcité et inlassablement il arpente les slums, répertorie les incidents et les affrontements innombrables entre communautés religieuses, assiste jour après jour à la détérioration du tissu social de la ville. Asad est lui-même originaire de Bhagalpur, une ville du Bihar où les violences à caractère religieux ont atteint un niveau paroxystique, le site qui plus est d’exactions policières atroces contre de petits délinquants qui ont eu les yeux crevés avec des aiguilles à tricoter puis brûlés à l’acide. Asad, donc, connaît l’humanité sous son jour le plus terrible. Je lui ai demandé s’il n’était pas pessimiste quant à l’avenir de l’espèce.
« Pas du tout, a-t-il répondu. Pense aux trains et à toutes ces mains tendues. »
Vous êtes en retard sur l’horaire pour aller travailler à Bombay, quand vous arrivez à la gare le train quitte le quai, vous courez pour rattraper les wagons bondés et des mains innombrables se tendent vers vous comme autant de pétales pour vous hisser à bord. Vous courez le long du train, des mains vous attrapent, des pieds s’écartent pour laisser aux vôtres quelques centimètres au bord de l’ouverture. Ensuite, à vous de vous débrouiller. Tout en vous retenant au cadre du bout des doigts, vous prendrez garde à ne pas trop vous pencher en arrière au risque d’être décapité par un poteau planté trop près des voies. Certes, mais réfléchissez à ce qui vient de se passer. Entassés dans des conditions jugées inadmissibles pour le bétail, leurs chemises déjà trempées de sueur dans le compartiment mal ventilé où ils sont comprimés depuis des heures, vos compagnons de voyage ont néanmoins compati à votre sort, compris que si vous ratiez ce train votre patron allait vous hurler dessus, retirer une journée sur votre paye, et ils ont réussi à faire de la place là où il n’y en avait pas pour prendre encore quelqu’un avec eux. À l’instant du contact, aucun n’a songé à se demander si la main qu’il fallait saisir appartenait à un hindou, un musulman ou un chrétien, à un brahmane, à un intouchable ; il importait peu que vous soyez un natif de la ville ou un migrant débarqué le matin même, un résident de Malabar Hill, de New York ou de Jogeshwari – un Bombayite, un Mumbayite, un New-Yorkais. Vous vouliez aller dans la ville de l’or et seul cela comptait aux yeux de vos compagnons. Allez, monte, camarade. On va s’arranger.
Adieu, monde cruel
J’en ai par-dessus la tête de rencontrer des assassins. Depuis des années je m’emploie à en trouver à Varanasi, au Penjab, en Assam, à Bombay pour leur poser à tous la même question : « Qu’est-ce que ça fait de supprimer une vie ? » Le catalogue de leurs meurtres commence à me peser. Aussi, quand à l’occasion d’un coup de fil mon oncle me parle d’une famille de diamantaires qui s’apprête à renoncer au monde – à embrasser la diksha {212} – je tire un trait sur tout le reste pour aller voir ces gens. Ils sont l’exact opposé de Sunil, Salaskar, Satish et autres individus de même acabit. Ce sont des jaïns ; ils envisagent de mener une vie monacale au sein d’une religion qui depuis deux mille cinq
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