Bombay, Maximum City
que moi, pas moins. »
Il aimerait que son fils enseigne ou devienne médecin, « mais pas un médecin qui ne pense qu’à l’argent ». Il essaie de trouver des arguments pour me convaincre de pousser Babbanji à reprendre ses études. « Ce travail que tu as commencé ne va pas s’arrêter », dit-il à son fils en évitant délicatement le mot. « L’inspiration qui te vient, rien ne t’empêche de la coucher tout de suite par écrit, une demi-heure par jour. Ça ne va pas s’arrêter. » De plus, « quand obtiendra-t-il la reconnaissance ? Combien y aura-t-il de gens pour apprécier ses poèmes ? Ils sont si nombreux, les poètes, les écrivains. Les seuls à bien s’en sortir travaillent pour le cinéma. Qui lit de la littérature aujourd’hui, qui lit la vérité ? » Il récite un shloka en sanskrit : « Tu diras la vérité mais tu la tairas si elle est cruelle. » Autant d’arguments solides, pratiques, contre la littérature. Il me semble entendre la voix de mon père qui à New York, dans un autre monde, utilisait les mêmes termes avec moi, presque mot pour mot. Le père de Babbanji ne lui interdit pas expressément la carrière littéraire. Puisant dans son amour et dans ses craintes, il projette l’anxiété de sa quarantaine sur le jeune homme de dix-sept ans. Babbanji se conçoit comme un poète ; lorsqu’il arpente la ville qui lui livre les strates d’expérience venues enrichir ses poèmes, cette idée de lui l’exalte et le place cent coudées au-dessus des milliardaires du vingt-troisième étage.
Son père souhaite quitter au plus tôt la ville où il est arrivé il y a quelques heures. Ce matin, quand ils se sont retrouvés il a dit à Babbanji : « Viens, fils. Partons tout de suite. C’est une maya ki nagri [une ville d’illusions]. Tous ces grands immeubles ne contiennent pas une parcelle de vérité ; pour les bâtir il a fallu priver des gens de ce qui leur appartenait. » À moi il dit : « C’est une ville vouée à l’argent et pour ma part je n’accorde pas tant d’importance à l’argent. » Et puis Bombay est hiérarchique, chacun s’y compare aux autres en permanence. « Il y a toujours quelqu’un au-dessus de toi, et quelqu’un au-dessus de lui. »
Babbanji suggère à son père d’aller retrouver le grand-père qu’ils ont laissé à la gare pendant que lui-même ira récupérer ses affaires. Le père refuse catégoriquement : il ne quittera pas son fils d’une semelle. Il l’a accompagné tout à l’heure aux toilettes publiques et il est resté devant la porte. Les gens qui vivent sur le trottoir se réjouissaient de les voir enfin réunis, tous les deux, mais « ils ne voulaient pas qu’il parte », rappelle le père. Son fils a trouvé une deuxième famille parmi eux. Le père a payé toutes ses dettes et prié Dieu d’accorder sa bénédiction à celui qui l’avait hébergé. Pour sa part, Babbanji a tenu le compte précis du nombre de fois où il est allé manger au Samovar, avec la date en face. Il n’a pas dépensé la totalité des cinq cents roupies.
Tous les trois, nous nous dirigeons donc vers l’étal de livres pour aller chercher les affaires de Babbanji. Que rapporte au village celui qui a vécu dans la grande ville ? S’il s’appelle Babbanji, ce sont ces quatre livres, un assortiment des trésors dénichés sur les tables à tréteaux :
Bruit : les sons à bannir.
L’Éducation en Inde : historique et problèmes.
L’Histoire de Wilde Sapte (un cabinet d’avocats d’affaires londonien) .
L’Eau : nature, utilisation et avenir de la ressource la plus précieuse et la plus menacée de l’humanité.
Ensemble, toujours, et à pied, nous allons ensuite à la gare où le grand-père de Babbanji attend, assis sur son sac, en mastiquant tranquillement un pan. Le vieil homme en dhoti préfère ne pas parler de son petit-fils ; il voudrait que je vienne avec eux au Bihar. « Il y a beaucoup de choses à voir, au Bihar », déclare-t-il avec fierté : le lieu de naissance du Bouddha, Patna, des tas de sites naturels d’une grande beauté. J’essaie de retenir le père, lui suggère de prendre plutôt le train de nuit pour profiter de sa présence à Bombay et visiter un peu la ville, lui qui a traversé le sous-continent pour venir jusqu’ici. « Quand je vois mon fils, je vois le monde, explique le père de Babbanji. Il est ma lumière. Je vois le monde à travers lui. Je vous verrai
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