Bombay, Maximum City
jours ici avec lui. S’il retournait à Bombay maintenant, il reculerait au lieu de continuer à progresser et il lui faudrait bien plus de quatre jours pour combler son retard. Le petit garçon, un gamin brillant, n’a pas envie de penser à ses études ; il a envie de jouer. Il voit des enfants, dehors, les enfants venus avec les visiteurs, il aimerait regarder la télévision. La mère qui porte écrit sur sa figure l’amour qu’elle voue à son fils persiste à le convaincre de rester – de telle sorte que lorsque le temps sera venu tous les liens qui les attachent l’un à l’autre soient définitivement tranchés.
L’enfant s’approche du coin où je discute avec Sevantibhaï. « Je regrette de n’avoir pas opté pour la diksha trente ans plus tôt », me dit ce dernier. Son corps, alors, se serait plié plus facilement à ce qu’on exige de lui. Les choses étant ce qu’elles sont, Sevantibhaï a parfois des faiblesses et n’arrive pas à imposer à son corps autant qu’il le voudrait. « Je regrette de n’avoir pas opté pour la diksha trente ans plus tôt », répète-t-il en présence de l’enfant indécis.
Ses fils, ou ex-fils, ne sont pas aussi résolus que lui, ou autant qu’il serait souhaitable. « Une fois toutes les vingt-quatre heures au moins ils veulent jouer avec les autres jeunes moines, explique celui qui a renoncé à être père. Ce n’est pas souhaitable, mais c’est compréhensible. » À quel genre de jeu jouent-ils ? Il me montre du doigt des étiquettes de couleur collées sur des étagères : « Ils s’amusent à coller ces étiquettes, ils dessinent, ils ramassent les livres et les mettent côte à côte, ils veulent laver leurs vêtements une fois par semaine au lieu d’attendre un mois comme nous. Ils sont jeunes, encore, et ils ont envie de jouer. Pas au cricket, bien sûr – la batte qui frappe la balle relève du himsa [la violence], mais coller des étiquettes, laver leur linge, ça les distrait. »
Avant de s’asseoir dans la grande salle, Sevantibhaï essuie méthodiquement le sol avec son chiffon à poussière pour éloigner les formes vivantes. Tous les moines faisant de même, le carrelage est impeccable de propreté. Devant moi il entreprend de nettoyer une portion non négligeable de la surface, recueille la poussière dans une petite pelle en plastique, se dirige vers une fenêtre ouverte et dépose scrupuleusement les balayures sur l’appui en prenant garde à ne pas les faire tomber. Puis il examine le petit tas de poussière avant de l’éparpiller du bout des doigts. S’il le jetait d’une hauteur supérieure à la largeur de sa paume, il pourrait tuer des formes de vie aériennes. C’est la raison pour laquelle, me dit-il, les moines n’ont pas le droit d’utiliser des toilettes pour uriner ou déféquer. Parmi les bruits désobligeants qui circulent à propos des moines jaïns, il y a celui qui les présente comme des êtres dégoûtants qui pissent et chient dans la rue. Sevantibhaï me donne le fin mot de l’histoire. Après avoir été expulsées du corps, l’urine et les fèces doivent sécher quarante-huit minutes à l’air libre, sinon le liquide ou la masse molle favoriseraient la création de vies invisibles à nos yeux, mais perceptibles par l’Âme Universelle. Quand Sevantibhaï s’arrête dans un endroit où il n’y a pas, comme à Patan, de carrière de sable à proximité, il sort de la ville, va du côté des voies de chemin de fer ou sur les rochers du bord de mer et étale soigneusement ses excréments pour qu’ils sèchent plus vite ; s’il les laissait amoncelés en pile ou en motte il leur faudrait plus des quarante-huit minutes maximum requises pour sécher. La saison des pluies complique les choses. « C’est pour cela que nous ne pouvons pas aller en Amérique ou à Anvers. Il y fait humide toute l’année. » L’Occident est un territoire interdit aux jaïns qui n’y trouveraient pas d’équipements sanitaires adéquats.
Sevantibhaï ne regrette nullement Bombay et n’a aucune envie d’y retourner. Il n’ira que si son maître, son acharya {224} , le lui ordonne. La ville offre trop de tentations et d’occasions de pécher. « Seuls ceux qui ont une grande force d’âme peuvent aller à Bombay. Je ne pense pas en être capable avant au moins dix ans. » Les maux qui affligent la ville sont la conséquence directe de l’appauvrissement des campagnes, comme l’illustre
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