Bombay, Maximum City
en collectant leur premier repas (aujourd’hui était pour eux jour de jeûne), et la première porte à laquelle ils iront frapper sera celle des Ladhani. Cette pratique est une métaphore de leur dépouillement : ils doivent d’abord aller mendier chez eux, dans la maison où ils ont vécu. Ensuite ils se mettront en route et quitteront Dhanera, malgré la fièvre qui brûle toujours les deux adultes et Karishma. Ils ne reverront pas la ville de leurs ancêtres avant au moins cinq ans. Après Bombay, c’est le deuxième endroit à leur être interdit.
Le Rajput taciturne et bourru qui me sert de chauffeur s’interroge : « Pourquoi ont-ils choisi la diksha tous les cinq ? Ils sont milliardaires.
— Ils sont dans les diamants.
— Le gang de Dawood devait les serrer de près, si vous voulez mon avis. »
Il m’emmène de Dhanera à Ahmadabad où je prendrai le train pour Bombay après m’être arrêté chez des parents que j’ai là-bas. C’est la branche la plus pauvre de ma famille, et quand j’entre chez eux je reconnais les vêtements qui habillent plusieurs de mes cousins et cousines : neufs, ils ont appartenu à mon père, à ma mère, à mes sœurs ou à moi. Je fais la connaissance du nouveau-né mais son père, mon cousin, ne sera pas là de la journée. Employé dans une taillerie de diamants, il ne voit quasiment jamais sa première-née, un nourrisson d’à peine deux mois, car il part travailler à l’aube et ne rentre qu’à la nuit tombée. Il est souvent pris le dimanche, aussi ; même à Diwali, fête traditionnellement fériée chez les diamantaires, il arrive qu’il soit réquisitionné quand le carnet de commandes est plein. Il est payé à la pièce, par diamant taillé, et en échange de ce labeur exigeant, du sacrifice de sa vie, il ne gagne pas ce que je donne à mon chauffeur à Bombay. Du matin au soir il taille des cailloux et se prive de sa petite fille pour que les marchands de la classe de Sevantibhaï puissent jeter à brassées les bénéfices réalisés sur son dos.
Dans la semaine qui suit je retrouve Hasmukh à Bombay, dans l’appartement que son frère possède à Tardeo. Hasmukh est assez pratiquant, lui aussi. À chacun de ses voyages à Bombay il se rend avant toute chose au temple de Sankeshwar et ce n’est qu’après s’être recueilli qu’il s’occupe d’acheter ses diamants. À Los Angeles, il s’est affilié à la secte Swaminarayan, hindoue mais selon lui très proche de l’esprit du jaïnisme. Cela étant, il s’est marié en dehors de sa religion, et même en dehors de la nation gujeratie : sa femme vient d’une famille de Bangalore propriétaire de seize restaurants à Bombay. Hasmukh a fait un mariage d’amour. C’est bien mais ce serait encore mieux si les cuisines d’un restaurant n’étaient pas des nids de péché, pour les jaïns. Le choix de Hasmukh a déplu à la communauté dans laquelle il est né. Personne ne refuse de les recevoir, lui et les siens, mais ce n’est plus pareil ; il se sent tenu à l’écart et voit bien que les autres ne savent pas comment se comporter avec sa femme.
Il est en train de m’expliquer tout cela quand un jeune garçon portant un tee-shirt vert à l’emblème de Nike entre dans la pièce. Le fils de Hasmukh revient du cinéma où son oncle l’a emmené voir un film hindi. Tous deux ne sont pas d’accord sur le message de cette comédie dramatique, l’histoire d’un Indien chauffeur de taxi à New York qui hésite entre une Indienne occidentalisée et une Indienne élevée dans la tradition. L’enfant est en sixième dans un collège de Diamond Bar, en Californie, et il s’exprime avec un accent américain prononcé. « Je veux simplement dire que bien sûr il y a de l’amour en Inde mais qu’en Amérique aussi il y en a. »
Son oncle en doute : « Il y a moins d’amour en Amérique qu’en Inde », et il en donne pour preuve le taux de divorces élevé des Américains.
« Si les gens divorcent, ce n’est pas pour rien », rétorque le garçon. Se tournant vers moi, il me dit que Sevantibhaï lui a demandé de revenir vivre en Inde. « J’aimerais bien, mais j’ai fait ma vie là-bas », déclare-t-il du haut de ses douze ans.
C’est dans cet appartement qu’au détour de la conversation j’apprends qu’un contrat d’assurance protège les Ladhani, au cas où ils trouveraient le chemin du moksha trop rude, comme d’autres renonciateurs avant eux. Un
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