Bombay, Maximum City
à ce qui se prépare. Le temps du jaïnisme se déroule sur un cycle de six ères qui se répètent perpétuellement et dont la première est la plus idéale. Dans celle qui est la nôtre, la cinquième selon la cosmologie jaïn, l’espérance de vie maximale des êtres humains est de cent trente ans. Dans celle qui s’annonce et qui bouclera le cycle, ils vivront vingt ans au mieux. Il n’y aura plus de vie végétale, plus de religions – pas même en dehors du jaïnisme – et les hommes se terreront dans des grottes sous le lit des rivières pour fuir la chaleur implacable qui régnera à l’air libre. Au début de la sixième ère, les êtres humains ne seront pas plus grands que deux fois la longueur du bras, du coude au poignet, et leur taille diminuera progressivement de moitié. Selon la conception jaïn du monde, la période historique la plus lugubre est par conséquent la nôtre, et pas la suivante : en effet, les gens de la sixième ère auront au moins l’espoir que les choses changent pour le mieux (le cycle recommencera ; il se déroulera, cinquième ère comprise) ; nous qui vivons aujourd’hui n’avons même pas ce réconfort. Les choses vont mal et elles iront de mal en pis.
Sevantibhaï est sûr de ne pas atteindre la libération à partir de sa dernière naissance. Il ne peut que franchir un pas considérable sur le chemin qui y mène en se consacrant corps et âme au moksha. Le seul fait de vivre sur la planète telle qu’elle est actuellement suffit à grever son karma. Pourquoi, dans ce cas, ne met-il pas fin à ses jours ? Il existe des ordres monastiques jaïns tels les Sthanakvasis qui choisissent délibérément de quitter ce monde immoral et cruel. Ils cessent simplement de manger et invitent les profanes à venir les regarder mourir lentement de faim dans leur salle de retraite. L’ordre dont se réclame Sevantibhaï est plus rigoureux : « Nous n’avons pas la liberté de nous suicider. Il n’y a pas de raccourci qui mène vers la prochaine renaissance. » À une exception près, cependant ; si pour finir Sevantibhaï trouve l’attrait du samsara trop irrésistible, s’il se révèle incapable de suivre la règle de son ordre, il vaudra mieux qu’il se suicide plutôt que de retourner dans le monde.
Le maharajsaheb Chandrashekhar est seul en mesure de m’accorder l’autorisation de parler aux deux jeunes moines. Sevantibhaï explique que je suis rentré en Inde après avoir vécu vingt et un ans à l’étranger. « Vous avez pris une excellente décision », déclare le maître gourou avec un hochement de tête approbateur.
Sevantibhaï admet éprouver encore des sentiments paternels diffus. Il me désigne un jeune moine assis par terre, adossé à un pilier : « Je ne peux pas le gronder comme je le ferai avec mes fils. J’ai beau m’en défendre, je les considère toujours comme les miens. Ils m’écoutent. Si le maître gourou nous demande à tous de venir manger, je peux leur ordonner de venir manger tout de suite. Quand ils n’étudient pas, je me fâche, ce que je ne me permettrais pas avec les maharajsahebs de leur âge. Pourquoi ? Est-ce que j’estime avoir sur eux des droits que je n’aurais pas sur les autres ? » Il me parle d’eux sans jamais les nommer – peut-être parce que cela le met mal à l’aise d’appeler Raj Darshan Vijayji et Ratna Bodhi Vijayji ses fils qui si récemment n’étaient pour lui que Vicky et Chiku.
L’aîné est plongé dans une forme de méditation particulière qui le met physiquement en contact avec tout ce qu’il possède : les huit morceaux de tissu qui composent sa garde-robe, son bâton, ses bols de gocari. Les swamis qui se trouvent à proximité sont en train de manger et l’odeur de transpiration, d’urine et de nourriture est à soulever le cœur. Les moines ont mauvaise haleine – il leur est interdit de se laver les dents, acte qui a pour finalité d’éliminer les bactéries – et il faut prendre sur soi pour discuter avec eux d’un peu près. Pendant un mois, Vicky doit rester toute la journée dans cette posture. Sa nouvelle vie, dit-il, lui apporte la paix et la joie, le délivre de la compulsion « à courir partout comme avant ». Levé à quatre heures, il consacre sa journée à l’étude et à la prière ; le soir, à neuf heures et demie il s’allonge par terre et s’endort. « Quatre ou cinq fois par jour, je me demande, quand vais-je connaître le moksha ?
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