Bombay, Maximum City
choses dures ; il a vu leurs visages s’aigrir pendant le gocari quand la nourriture déposée dans leurs bols ne leur plaisait pas. Il a bien fallu qu’il apprenne à composer avec ce compagnonnage forcé. Les conflits de personnalité qui perturbent le groupe sont dus selon lui à la disparition de la famille élargie. « J’ai connu des familles qui comprenaient jusqu’à cent personnes, sous la conduite d’un seul patriarche. On lui obéissait, c’était une question d’éducation. Avant, les sâdhus étaient issus de ces grandes familles et ils obéissaient sans problème à l’acharya. Aujourd’hui ils viennent de familles beaucoup plus restreintes, ils n’ont pas l’habitude de vivre en groupe. S’ils sont quarante, mettons, chacun pense à sa façon. Ils n’ont pas non plus la même capacité de travail. Il me faudra des années pour m’y faire. » Tous les sâdhus ont renoncé à leurs biens terrestres pour adopter cette vie austère, mais la valeur des sacrifices consentis par Sevantibhaï et les siens excède largement les dons faits par tous les autres membres de son ordre. Je crois deviner que cette pensée contraire à la diksha et à la règle monastique perturbe Sevantibhaï. La société de classes persiste peut-être jusque dans la société égalitaire des sâdhus. Un peu comme à l’armée, quand le millionnaire dans le civil se retrouve sous les ordres d’un gradé qui n’était qu’un petit employé.
La modernité n’est pas tendre pour les sâdhus. Ils ne peuvent boire que de l’eau bouillie, par exemple, alors que de nos jours très peu de gens font encore bouillir l’eau ; la plupart des jaïns laïcs la filtrent, comme tout le monde. Jadis, les paysans mettaient de l’eau à bouillir en quantité en même temps qu’ils préparaient la pâtée des bêtes, et les moines passaient suffisamment tôt pour pourvoir à leurs besoins. On ne peut cependant pas commander aux gens de bouillir l’eau pour l’usage exclusif des moines. Cela ne gênait pas ces derniers de laisser les profanes pécher en préparant de l’eau bouillie pour l’usage de tous, puisque ce n’était pas eux qui commettaient ce péché ; en revanche, si l’eau n’est bouillie que pour les moines, la faute retombe directement sur eux. L’état des routes pose un autre problème. Durant leurs pérégrinations, les moines empruntent de préférence des voies pavées qui deviennent chaque jour plus rares. Les routes bitumées sont dures pour leurs pieds et surtout pour leurs yeux ; les miroitements du goudron leur abîment la vue, un sens pourtant essentiel à l’étude prolongée des textes anciens et à l’observation attentive du terrain si l’on veut éviter de marcher sur des formes vivantes.
L’épreuve la plus pénible physiquement qu’ait traversée Sevantibhaï a eu lieu lors d’un voyage de Bhabhar à Ahmadabad, où il devait assister à une cérémonie de diksha. Ils parcouraient une trentaine de kilomètres par jour, en marchant cinq heures le matin après le lever du soleil et plus encore le soir. Un jour, ils durent s’arrêter au bout de six kilomètres et se reposer au bord d’un champ tant ils avaient mal aux pieds. Il fallut bien repartir, cependant, car à la nuit tombée ils devaient arriver dans un village où il y avait une maison jaïn. La dernière demi-heure de marche fut un supplice. Quand Sevantibhaï examina ses pieds, il s’aperçut qu’ils étaient déformés par de gros furoncles et des ampoules. Il perça ces dernières avec une épine, les vida de leur humeur et de leur pus. Et comme il ne croit pas à la médecine allopathique, il nettoya les plaies avec un mélange d’huile de castor et de curcuma. Il me montre la plante de ses pieds : craquelée, calleuse, fendillée et noircie, épaissie par des couches de peau qui s’entrecroisent, aussi creusée de cratères que la surface de la Lune, elle dit en effet ce qu’endurent ces pauvres pieds. De toute façon, la règle « ne nous permet pas d’arrêter nos pensées sur le mal de pieds » ; et se déplacer à pied sur des routes goudronnées expose à des périls autrement plus graves : « Toute la violence liée à la construction des routes s’accumule sur nous. » De nos jours, de nombreux sâdhus meurent dans des accidents de la route, car rien n’est prévu le long de ces voies pour la circulation des piétons.
Le monde dans lequel nous vivons est néanmoins presque idyllique comparé
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