Bombay, Maximum City
l’exemple qu’il me donne ; « Aujourd’hui, tout le monde consomme de l’huile d’arachide, alors que l’huile de sésame est bien meilleure pour la santé. Pour la diksha, on n’a utilisé que de l’huile de sésame. Les graines étaient broyées sous une meule actionnée par des bœufs, les humains récupéraient l’huile et les bœufs mangeaient la pulpe écrasée. Il y a encore quarante ans, les pressoirs à huile actionnés par des bœufs étaient au nombre de six lakhs [six cent mille]. Chacun employait deux bœufs, ce qui faisait un cheptel de douze lakhs [un million deux cent mille] pour les pressoirs. Où ont fini tous ces bœufs ? À l’abattoir. Et ceux qui les menaient, où ont-ils fini ? Que sont devenues leurs familles ? Ils sont partis chercher du travail en ville. Tu as déjà été à Dharavi [un des plus grands slums de Bombay] ? Il est plein de gens qui pourraient mener des bœufs, s’il y en avait toujours. Ils ne trouvent pas plus de travail là-bas que chez eux, d’où le crime et la corruption. » Remarquablement juste, cette explication de l’exode rural repose ni plus ni moins sur la différence radicale qui sépare une cacahouète d’une graine de sésame.
Autrefois, poursuit-il, il n’y avait pas de concurrence au village. Le potier fabriquait la quantité de pots et de bols que les villageois pouvaient lui acheter, avec les paysans il troquait sa production contre des produits frais. Il n’y avait pas besoin de plus d’un atelier de poterie par village et le potier tournait à la main. Aujourd’hui, il a un tour électrique et fabrique bien plus de récipients qu’il ne peut en vendre au village. « Que va-t-il faire de tous ces pots ? Il faut qu’il essaie de les écouler ailleurs, et ce faisant il crée de la concurrence. » Le secteur des diamants a connu la même évolution ; l’apparition des machines électriques permet désormais de tailler une quantité prodigieuse de pierres. « Un diamant ne s’abîme pas, il ne vieillit pas avec le temps, et puisqu’on taille de plus en plus de diamants les gens en achètent de plus en plus. Seulement une fois qu’ils ont des bagues aux dix doigts, que font-ils ? » Le progrès technique se traduit par un excédent de production qui favorise la concurrence, condamne à terme le mode de vie paysan et l’économie de troc, encourage à consommer sans nécessité. C’est du marxisme version jaïn.
Au cours de la journée, dès que les moines ont un petit moment à me consacrer entre leurs méditations et leurs lectures je reviens dans la salle. Sevantibhaï me conseille de m’adresser à sur acharya, plus qualifié que lui pour répondre à mes questions, mais le gourou a l’habitude de se lancer dans un long discours sur le sujet de son choix et il est difficile de l’interrompre. Sevantibhaï est sans doute moins expert, mais il reste possible de l’interroger. Je lui demande donc à quoi il a eu le plus de mal à renoncer : à sa famille, à sa fortune, à sa maison confortable ? Au bout d’un long silence, il lâche : « La famille. Le plus dur ç’a été de quitter ma famille. » Veut-il parler de sa famille élargie ou de sa femme et de ses enfants ? « Pas la famille élargie, non. Tous mes parents ne sont pas religieux. Je parle de ma propre famille. Nous avons appris ensemble. » Il n’a pas revu celle qui fut sa femme depuis quatre mois ; après la diksha, pendant six semaines ils ont marché côte à côte – mais pas ensemble, ainsi qu’il prend soin de me le préciser. Il ignore quand il les reverra, elle et celle qui fut sa fille. Il en va de même pour les garçons qui furent ses fils : « Si mes remarques les chagrinent, ils n’ont pas de mère vers qui se tourner pour retrouver la paix. Heureusement, ils ont Chandrashekhar Maharaj, s’empresse-t-il d’ajouter avec un signe de tête en direction du gourou. Il est plus qu’une mère. » Qu’est-ce qui lui a été le plus difficile à accepter, après la diksha ? Il prend le temps de réfléchir, puis dit : « Nous sommes vingt et un sâdhus dans ce groupe. Nous avons tous des origines différentes, des familles différentes. Les uns ont été riches, les autres pauvres, et de ce fait nous ne voyons pas les choses de la même façon, nous n’avons pas tous le même caractère. Il faut du temps pour s’y habituer. Pendant un mois et demi, ç’a été très éprouvant. » Il a entendu ses compagnons dire des
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