Bombay, Maximum City
pendant une journée ou, pour le test le plus simple, une courte période de quarante-huit minutes très exactement. Pendant ce laps de temps, ils doivent s’appliquer à purifier leurs pensées et leurs actions de toute trace de violence. Nous sommes en août et la salle est dépourvue de ventilateurs. Assis en tailleur devant Sevantibhaï, je transpire à grosses gouttes et agite la main pour écarter les mouches. Sans cette hauteur de plafond, la chaleur serait insupportable. La nuit, les moines dorment sur place, mais avec une restriction : il leur est interdit de s’allonger dans le courant d’air afin de ne pas attenter aux formes de vie qui se laissent porter par lui. D’autant que ce serait aussi s’autoriser le plaisir physique du souffle rafraîchissant. Si les fenêtres sont fermées, ils n’ont pas le droit de les ouvrir pour les mêmes raisons. Sevantibhaï doit épurer sa vie de tous les éléments de confort, de plaisir. Telle est la condition pour qu’il continue d’aspirer au moksha : il faut que son séjour ici-bas soit si dénué de luxe et pour tout dire si atroce qu’il finira par s’abandonner sans résistance aux eaux noires de la non-existence.
En s’engageant dans la diksha, Sevantibhaï a prononcé cinq vœux. Le premier est de ne jamais user de violence envers une forme vivante, de ne jamais inciter quiconque à la violence, de ne jamais approuver la violence commise par autrui. Cela implique, par exemple, que jamais il ne s’extasiera sur la qualité du dal qu’on lui donne lors de sa tournée de gocari, qu’il ne s’écriera pas, « Comme ça a l’air bon », car cela voudrait dire qu’il approuve les meurtres en chaîne entraînés par la seule confection de ce plat. Le deuxième vœu concerne la vérité : Sevantibhaï ne doit pas mentir, encourager quelqu’un à mentir ou approuver le mensonge proféré devant lui. Le troisième l’oblige à la probité : il ne peut pas voler, pousser autrui à voler ou approuver le vol. Par exemple, m’explique-t-il, si mon stylo tombait par terre et qu’il me l’emprunte une minute sans m’avoir demandé l’autorisation, ce serait du vol. Le quatrième vœu est le célibat : Sevantibhaï ne peut pas être autre chose que célibataire, il ne doit ni encourager autrui à vivre hors du célibat, ni approuver un autre mode de vie. En conséquence il s’interdit à jamais de faire l’éloge d’une cérémonie de mariage ou de suggérer que telle jeune fille serait un bon parti pour tel jeune homme. Les ascètes parcourent les routes pour ne pas rompre ce vœu de célibat, et durant leurs déplacements ils ne doivent pas être amenés à rencontrer des personnes du sexe féminin. Si lorsqu’il effectue la démarche du gocari un moine se rend régulièrement chez une laïque pieuse, si en son for intérieur elle admire la noblesse de ce moine ou si lui-même la trouve par-devers lui d’une piété admirable, il tombe dans le péché et rompt son vœu. La vie nomade est un obstacle à l’intimité entre les sexes. Le cinquième vœu enfin a trait à la pauvreté. Sevantibhaï ne possède rien, pas même le simple drap de coton dont il couvre sa nudité ; il lui a été donné par un profane.
Le chef de l’ordre, Chandrashekhar Maharaj, siège au bout de la salle, à l’affût du moindre dérapage qui entraînerait ses moines à rechuter dans le samsara. Il avait onze ans quand les six personnes composant sa famille ont toutes opté ensemble pour la diksha. Devant lui, se tiennent une mère et son petit garçon ; le gamin, habillé normalement, n’a pas l’air d’avoir dix ans. Il boude pendant que sa mère, souriante, tente tendrement de le persuader de faire je ne sais quoi. Il fait comme s’il n’entendait pas et joue avec ses orteils. Au bout d’un moment, le maharajsaheb prend le relais ; il s’adresse à lui à voix basse, gentiment mais avec insistance, sans se laisser déconcerter par le mutisme de l’enfant qui les ignore obstinément, sa mère et lui, et ne les regarde même pas. Sevantibhaï éclaire ma lanterne. Le petit garçon et sa mère habitent Bombay et il vient de passer trois mois ici à étudier sous la gouverne du maharaj pour se préparer à la diksha. À présent il en a assez ; Bombay lui manque, sa famille aussi et il a envie de partir quatre jours en vacances avec sa mère dans la grande ville. Le maharaj lui propose à la place une autre option : sa mère pourrait rester quatre
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