Bombay, Maximum City
décroche son téléphone », m’avait dit Sunil en plastronnant. Hochant la tête, il avait ajouté d’un air pénétré : « On a le powertoni . »
Ce mot revenait souvent dans sa bouche. À propos, par exemple, d’un jeune musulman qu’il avait recruté pour sa station de télévision câblée. « Le gamin a douze frères et six sœurs. Lui, je le paye, et son frère je lui refile de l’alcool. Il ferait n’importe quoi pour moi, même tabasser son frère. Je l’ai engagé pour le powertoni . » De même, le saint homme qui avait exorcisé sa fille avait le powertoni . Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que ce terme était en fait une contraction de l’expression anglaise power of attorney {50} , et désignait par conséquent la capacité, impressionnante, d’agir au nom d’un autre ou de charger des tiers d’exécuter vos ordres, qu’il s’agisse de signer des documents, relâcher des criminels notoires, soigner des malades, éliminer des gêneurs. Le powertoni, c’est le pouvoir exercé par procuration, autrement dit le seul dont puissent se prévaloir les hommes politiques, puisqu’il leur est conféré par leurs électeurs. La démocratie porte sur l’exercice, légitime ou non, du powertoni . Aujourd’hui, dans tous les quartiers de Bombay, ce dernier est exclusivement aux mains du Shiv Sena. Et l’homme qui dans cette ville détient le plus grand powertoni est bien évidemment le chef de ce parti, Bal Keshav Thackeray soi-même.
Le personnage cultive depuis l’enfance un ego démesuré. Son père, qui aimait se présenter en réformateur social, avait adopté le patronyme de William Makepeace Thackeray, l’auteur de La Foire aux vanités . Sa mère avait accouché de cinq filles et le couple voulait ardemment un garçon. Les prières qu’il adressait à la divinité familiale furent enfin exaucées avec la naissance de Bal, ce qui valut au nourrisson d’être considéré comme un navasputra, un don de Dieu. Le Bal Thackeray que j’ai rencontré quelque soixante-dix ans plus tard tient à la fois de Pat Buchanan et de Saddam Hussein. Outrancier jusqu’à la caricature, il prend un malin plaisir à appâter les journalistes étrangers en professant son admiration pour Adolf Hitler. Au plus fort des émeutes, l’envoyé spécial du magazine Time lui a ainsi demandé si les musulmans indiens n’avaient pas quelque motif de se comparer aux juifs sous le régime nazi. « Est-ce qu’ils se sont comportés comme les juifs dans l’Allemagne nazie ? a rétorqué Thackeray. Dans ce cas, il n’est que juste qu’ils soient traités comme les juifs de l’Allemagne nazie. » Une habitante des bidonvilles de Jogeshwari eut cette remarque judicieuse : « Thackeray est plus musulman que moi. » Il vit, en effet, dans l’obsession des musulmans. « Il nous observe, regarde comment nous mangeons, comment nous prions. Il faut qu’il mette le mot “musulman” dans le titre de son article, sinon il n’aurait pas un seul lecteur. » L’organe de son parti s’appelle Saamna (Confrontation) ; édité en marathi et en hindi, il distille sa prose venimeuse dans tout le Maharashtra.
Comme il est d’usage dans le monde interlope, Thackeray a de nombreux surnoms : le Saheb, le Guide Suprême, Télécommande, ou encore, image la plus usitée, le Tigre, qui est également le symbole du Shiv Sena. Dans les journaux, ses portraits côtoient des photos de tigre. En ville, sur les panneaux publicitaires, sa trogne s’affiche à côté de la gueule d’un vrai tigre. Il s’est démené pour être invité à l’inauguration d’une réserve de tigres. Figure mythique, il soigne consciencieusement les facettes de son personnage, boit de la bière chaude, fume la pipe, entretient une relation des plus étroites avec sa bru.
Sunil et les militants du Sena ne rechignaient pas à me décrire le Saheb. Il est, me disaient-ils, impossible de lui parler d’homme à homme ; même quelqu’un d’aussi éloquent et d’aussi courageux que leur pramukh se mettait à bredouiller en sa présence, ce qui avait le don d’enrager le Saheb. « Tiens-toi, voyons ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as perdu ta langue ? » Personne ne pouvait le regarder en face. Cela étant, précisèrent-ils, « il aime qu’on soit direct avec lui. Il faut avoir le cran de lui poser franchement les questions. Ça l’énerve, qu’on tourne autour du pot ».
Un des compagnons de Sunil m’expliqua
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