Bombay, Maximum City
j’étais petit. Je vivais dans le monde de Nepean Sea Road, vaguement conscient qu’il en existait un autre dont les représentants lavaient notre linge, relevaient nos compteurs électriques, conduisaient nos voitures, peuplaient nos cauchemars. Nous habitions Bombay et n’avions guère de rapports avec Mumbai. Les Marathes, pour moi, c’étaient les domestiques, la vendeuse de bananes, les personnages des livres de classe dans lesquels nous apprenions à lire. Nous avions même un surnom pour eux : les ghatis, littéralement les gens des ghats, autrement dit des collines ; c’était aussi le terme générique qui nous servait à désigner les domestiques. J’étais en quatrième année de primaire quand le marathi est devenu la langue obligatoire. Qu’est-ce que ça a râlé, chez nous, dans les beaux quartiers ! Le marathi n’était qu’un patois de bas étage, assez grossier pour avoir inspiré l’histoire qui suit. Dans le temps, tous les peuples de l’Inde avaient leur langue à eux, sauf les Marathes ; ils sont allés voir Shiva afin qu’il répare cette injustice et le dieu, ramassant une poignée de cailloux, l’a jetée dans un chaudron en cuivre qu’il a copieusement remué. « Tenez, a-t-il dit. Essayez de parler avec ça. » Nous ignorions tout de la langue à la source des trésors de poésie de Namdeo, Tukaram, Dilip Chitre, Namdeo Dhasal.
Lentement mais sûrement, ces Marathes que nous traitions de haut ont su s’organiser, s’imposer. Au point d’avoir maintenant un vrai poids politique et une terrible confiance en eux. Cette force n’a cessé de se rapprocher du monde où j’ai grandi, celui des gens riches et célèbres. Pour un certain nombre des nantis de Nepean Sea Road, le plus atterrant n’était pas que les émeutiers viennent traquer les musulmans jusque dans les beaux quartiers mais qu’ils osent tout simplement envahir ces lieux préservés. Ah, l’insupportable arrogance des ghatis exigeant de consulter la liste des occupants de l’immeuble ! Le Bombay méconnu réclame sa place au soleil. Ces gens-là se faufilent dans nos rues, font comme s’ils étaient chez eux, ne supportent pas de notre part la moindre marque de mépris, répondent et lèvent la main sur nous. Les émeutes de 1992 et 1993 ont durablement bouleversé la vie psychique de la ville en provoquant la conflagration de ses différents mondes. Le monstre des slums est lâché.
Lors des émeutes, mon grand-père, à Calcutta, et mon oncle, à Bombay, ont abrité chez eux des musulmans et leur ont sauvé la vie. Mon oncle participait de plus à la préparation de repas organisée dans un temple jaïn, et, à ses risques et périls, il allait dans les quartiers musulmans les distribuer aux gens bloqués par le couvre-feu – cinq mille portions de riz, de pain et de pommes de terre par jour.
Il n’en estime pas moins que les violences furent une leçon pour les musulmans : « Même les gens éduqués, et j’en suis, pensent que nous avons besoin du Shiv Sena face à des fous pareils. Le Shiv Sena aussi est constitué de fanatiques, mais pour combattre les fanatiques il faut des fanatiques. »
L’employé municipal rencontré par l’intermédiaire de Sunil m’a présenté une autre version de cette théorie : les Marathes seraient partis en guerre pour protéger des communautés commerçantes trop timorées. « Si le Shiv Sena n’était pas intervenu, tous les Gujeratis et les Marwaris qui ont pignon sur rue se seraient fait tabasser et dégommer par les musulmans. Ils ne savent pas se battre, a-t-il ajouté, un rien méprisant. Ils ne connaissent que l’argent. »
Fixant la fenêtre placée derrière moi et le ciel qui s’obscurcissait, mon oncle m’a avoué qu’il avait eu un bon copain musulman, en seconde, dans son lycée de Calcutta. Ils avaient une quinzaine d’années, à l’époque. Un jour qu’ils étaient au cinéma, avant le film ils ont vu les actualités. La caméra s’attardait sur une foule de musulmans en train de faire le namaaz, à genoux, le front contre le sol. Sans réfléchir, parlant tout seul ou peut-être à son ami, mon oncle a lâché à voix haute : « Une bombe, et c ’ en serait fini d ’ eux. » Il s ’ en est aussitôt voulu d ’ avoir oublié que le garçon assis à côté de lui était musulman, lui aussi. L ’ autre n ’ a pas relevé, faisant comme s ’ il n ’ avait pas entendu. « Évidemment qu ’ il m ’ avait
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