Bombay, Maximum City
entendu, a repris mon oncle, que cette histoire, à trente-cinq ans de distance, laisse toujours bourrelé de remords. Si tu savais comme j ’ ai eu honte. J ’ en ai eu honte toute ma vie. À partir de là, je me suis demandé pourquoi j ’ avais tant de haine en moi et je me suis rendu compte qu ’ on me l ’ inculquait depuis toujours. La Partition a sans doute joué, il y a aussi leurs habitudes alimentaires [les musulmans mangent de la viande et tuent des animaux] mais en tout cas nos parents nous répétaient sans arrêt qu ’ il ne fallait pas leur faire confiance. Je n ’ ai pas agi autrement avec mon fils. “Quand tu seras marié, lui ai-je dit, tu seras moins proche de ton meilleur copain musulman.” Les événements qui ont entouré la Partition ont balayé l ’ enseignement de Gandhiji – le Mahatma Gandhi. Dadaji [mon grand-père] et Bapuji [son frère] le respectaient à la lettre, sauf en ce qui concernait les musulmans. Je n ’ ai jamais pu amener mes amis musulmans à la maison et je n ’ avais pas le droit d ’ aller chez eux. »
Le lendemain, je m ’ installai avec mon ordinateur dans la pièce où mon oncle se recueillait devant le petit reliquaire.
« N ’ écris pas ce que je t ’ ai confié hier, me dit-il alors que j ’ étais justement en train de le recopier.
— Pourquoi ?
— Je n ’ en avais encore jamais parlé à personne. »
Ses confidences lui avaient néanmoins permis de mieux saisir les origines de la haine.
Dans le Bombay où j ’ ai grandi, le fait de s ’ affirmer musulman, hindou ou catholique passait pour une excentricité personnelle, quelque chose d ’ assez comparable à une coupe de cheveux originale. Dans ma classe il y avait un garçon, Arif, dont je me rends compte à présent, à cause de son nom, qu ’ il était probablement musulman. Très fort pour improviser des rimes, il avait inventé une version cochonne d ’ un chant patriotique bien connu, Venez, enfants, que je vous conte l’Hindoustan, où il remplaçait les exploits nationalistes des grands héros du pays par les incartades sexuelles des stars de cinéma de Bombay. Arif n’agissait pas ainsi parce qu’il était musulman, et donc antipatriote ; à douze ans, il se comportait simplement comme les garnements de son âge.
Aujourd’hui, ce serait différent. Aujourd’hui, il y a Bal Thackeray.
À Jogeshwari, la shakha du Shiv Sena occupe un long couloir abondamment décoré de portraits de Bal Thackeray et de sa défunte épouse, d’un buste de Shiva et d’une série de photos sur un concours de musculation. Tous les soirs, Bhikhu Kamath, le pramukh de la shakha, y préside une sorte de durbar {49} lors duquel il reçoit les doléances d’une longue file de suppliants. J’ai vu un handicapé solliciter un travail de dactylographe ; un habitant du slum venu réclamer un branchement électrique ; des couples en bisbille qui sollicitaient la médiation du pramukh. Devant la porte était garée une ambulance ; le Sena possède une centaine de ces véhicules qui, à toute heure du jour et de la nuit, transportent des malades des bidonvilles à l’hôpital pour un prix dérisoire.
Dans cette ville où les services municipaux sont au bord de la faillite, il est plus sûr et plus efficace de passer par le Shiv Sena. Ses nombreuses sections fonctionnent d’ailleurs comme des pouvoirs parallèles, sur le même mode que les appareils des partis politiques américains qui procuraient des emplois aux immigrés et se chargeaient de réparer l’éclairage urbain. À cette différence près que le Sena se présente plus volontiers en organisme de service social qu’en parti politique. Il abrite en effet sous son aile toute une kyrielle d’associations et d’amicales, dont un syndicat de huit cent mille membres, un mouvement étudiant, une branche féminine, un réseau d’offres d’emploi, une maison de retraite, une banque coopérative, un journal.
Kamath fut assez diplomate pour m’ouvrir de bon cœur son territoire. Il passait pour un dirigeant honnête. Je tenais de Sunil qu’il n’y avait « pas beaucoup de gens comme lui dans le Sena. Il a toujours une télé noir et blanc ». Il n’hésitait cependant pas à faire le coup-de-poing, au besoin. Et grâce à ses relations dans le gouvernement national, il couvrait Sunil et ses semblables. « Les ministres sont des nôtres. On s’est mis la police dans la poche. En cas de problème, le ministre
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