Bombay, Maximum City
à titre d’exemple, citait la commission jaïn constituée en 1991 pour enquêter sur les causes de l’assassinat de Rajiv Gandhi : il avait fallu attendre 1995 pour les premières comparutions de témoins.
Le juge Srikrishna pensait-il au moins que ce travail accablant pouvait avoir un résultat positif ? « À défaut d’autre chose, il aura au moins été cathartique », répondit-il après y avoir réfléchi un instant.
L’Inde n’a nul besoin d’aller chercher hors de ses frontières des modèles de tolérance. Il existe à Bombay des centaines de communautés ethniques différentes qui, pour la plupart, se détestent cordialement depuis des siècles, mais qui, jusqu’à présent, coexistaient sur un mode somme toute pacifique. Chacune d’elles est parfaitement au courant des codes en usage chez les autres. Mon grand-père n’aimait guère les musulmans en général, mais il connaissait leurs coutumes, portait des sherwanis {54} bien coupés et me racontait des histoires édifiantes sur les Grands Moghols. Petit garçon, je lui ai demandé un jour pourquoi les musulmans mangeaient de la viande. « Ainsi le veut leur dharma », m’a-t-il expliqué simplement. Le nabab de Palanpur avait pour ministres des jaïns de stricte obédience, qui administraient les affaires de sa province mais ne mangeaient pas à sa table. Cette capacité à vivre ensemble tient peut-être, précisément, aux limites très claires établies par les notions de pollution rituelle : les barrières qu’elles posent suffisent à écarter le risque de métissage.
Toutes les personnes qui assistaient à la réunion de Radhabai Chawl m’ont affirmé que les affrontements intercommunautaires ne se seraient jamais produits dans les campagnes indiennes. Au village, m’ont-elles dit, chacun peut pratiquer sa religion en toute sécurité ; on n’est pas meilleur croyant parce qu’on massacre les infidèles. Comme l’observait une des petites frappes rencontrées ce jour-là : « Au village, s’il y a, mettons, deux familles musulmanes, le patel [le chef du village] veillera sur elles. En ville, les musulmans sont la cible des politiciens et des flics. » Au village, ont poursuivi mes interlocuteurs, les gens vivent en contact étroit avec leurs voisins, on sait ce que font les autres, on connaît leurs familles, leurs penchants. Comme en plus les gens bougent très peu, ils doivent vivre toute leur vie avec les autres et ils ne peuvent pas se permettre d’engager des vendettas sanglantes.
Lors des élections régionales de 1995, près de cinq pour cent des musulmans de Bombay ont voté en connaissance de cause pour le Shiv Sena, car, ainsi que me l’a confié l’un d’entre eux, « quand on remet la clé du trésor à un voleur il ne va pas piquer dans la caisse ». La criminalité est sans conteste le problème social qui pèse le plus lourdement sur le vote urbain. Dans l’anonymat de la grande ville, dans la promiscuité des slums, le maintien de l’ordre et la stabilité viennent loin en tête des préoccupations. Les Bombayites placent l’insécurité avant les équipements de base tels que l’eau courante et l’électricité, avant les problèmes de logement et d’emploi. Le Sena avait tout intérêt à mater les émeutes, et le D r Ashgar Ali, directeur d’un observatoire sur les conflits intercommunautaires, confirme que ceux-ci ont nettement décru depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition Sena-BJP. Les musulmans ne se sentent pas en sécurité pour autant ; « Ils [les hindous] n’arrêtent pas de nous enculer », m’a crûment expliqué Jalat Khan. Susceptible d’éclater à tout moment, la violence est aussi délibérément contrôlée qu’elle a été orchestrée pendant les émeutes. De temps à autre, le Sena s’amuse encore à montrer de quel bois il se chauffe en tabassant le directeur d’un journal, en tuant un locataire récalcitrant. Il s’abstient toutefois de lâcher la meute et d’envoyer Sunil, Raghav et leurs semblables semer la désolation dans une communauté précisément ciblée. C’est devenu superflu, maintenant qu’il détient les clés du trésor du Maharashtra. Le grand calme d’avant la tempête est tombé sur la ville.
LES ÉLECTIONS DE 1998
Ce fut la plus grande passation de pouvoirs jamais opérée sur la planète : un réel transfert de l’autorité à une majorité réelle d’un milliard de personnes. Certes, il y avait eu un précédent
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