Bombay, Maximum City
membres, forma en son sein un sous-groupe chargé d’amener les couples à surmonter leur mésentente. « On écoute les deux parties, on présente des arguments religieux aux croyants, on essaie de rabibocher les gens. Les hommes violents, on les attaque en justice. » Le comité s’occupe également de régler la kyrielle de problèmes que posent les cartes de rationnement, et aux dernières élections il a apporté son soutien à la candidate du Janata Dal {46} , une habitante du slum.
J’ai demandé à mes interlocutrices si leurs maris appuyaient leur action. La question a provoqué l’hilarité. « Pensez-vous ! Ils nous traitent de tous les noms. » Des rumeurs inquiétantes, propagées par la section locale de la Ligue musulmane, stigmatisent leur « impudicité », car leur travail les met quotidiennement au contact des hommes. Elles ont ouvertement été accusées d’enfreindre les préceptes islamiques et leur bureau a été vandalisé.
Sans se laisser décourager, néanmoins, elles ont ouvert un centre d’accueil qu’elles géraient elles-mêmes jusqu’à ce qu’une bande de jeunes gens – dont ceux partis un peu plus tôt – se l’approprie sous la menace. Ils s’y réunissent désormais pour fumer le charas {47} et la ganja {48} (des préparations à base de cannabis) ; depuis les émeutes, les petites frappes se croient tout permis. Les femmes, pour leur part, ont dû se contenter d’une pièce nettement plus exiguë : le logement incendié en 1993 hébergeait le centre d’accueil dans lequel elles m’ont reçu. Elles comptaient aller une nouvelle fois à la mairie demander un local plus vaste et qui ferme à clé. Si le cas de Bombay n’est pas totalement désespéré, c’est grâce à ce petit groupe d’habitantes du slum dont aucune ne sait ni lire ni écrire, et à toutes celles qui s’engagent dans des actions similaires. Les problèmes d’infrastructure n’ont pour elles rien d’abstrait. Ce sont elles qui, bien plus que les hommes, se trouvent en première ligne. Leur remettre directement les sommes réunies pour soulager la misère est un moyen de garantir que l’argent sera dépensé à bon escient.
J’ai demandé à l’une de ces femmes de Jogeshwari si elle ne préférerait pas un logement décent à son taudis dépourvu d’eau courante, donnant sur une ruelle qui a tout d’un caniveau. On prévoyait justement de construire à proximité un immeuble pour les mal-logés, mais ni elle ni ses voisins n’envisageaient de s’y installer. « C’est bien trop solitaire. Dans ces appartements, quelqu’un peut mourir enfermé chez lui et personne n’est au courant. Ici, au moins, tout le monde se connaît. »
Encore une leçon d’humilité… Nous nous représentons trop volontiers les bidonvilles comme des cancers urbains, des foyers où la misère prolifère, et ce faisant nous oublions que les êtres humains qui vivent ensemble dans ces environnements si inhospitaliers sont aussi attachés à la géographie des lieux, à leurs réseaux de solidarité, au village qu’ils ont recréé en plein cœur de la ville qu’un Parisien peut l’être à son quartier ou que je l’étais moi-même à Nepean Sea Road. « Je me plais, ici, m’a dit Arifa Khan en me parlant de sa maison et de son “basti”, son quartier. C’est chez moi. Je connais tout le monde et j’aime bien comme c’est aménagé. » Si curieux qu’il paraisse, le désir des habitants du slum de vivre en communauté étroite doit impérativement être pris en compte dans les plans d’aménagement urbain. À Jogeshwari, les égouts à ciel ouvert et les toilettes immondes inspirent moins de répugnance que la perspective d’emménager dans un appartement vide et silencieux.
Le Shiv Sena rassemble essentiellement des Marathes hindous qui se présentent comme « les fils de la terre ». Natifs de cette région de l’Inde, les Marathes n’ont pas gaspillé leurs efforts à émigrer vers d’autres cieux. Employés de père en fils, ils ont longtemps caressé des ambitions modestes, terre à terre : du travail, mais pas trop, à midi, un repas substantiel emmené le matin dans la gamelle, le cinéma une ou deux fois par semaine, et, pour les enfants, un poste dans l’Administration assorti d’un bon mariage Pas de folies pour s’habiller chic ; pas de sorties dispendieuses au Taj où l’on sert des plats étrangers.
Je ne connaissais pas beaucoup de Marathes, quand
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