Bombay, Maximum City
notoire avec le départ des Britanniques de l’Inde et du Pakistan, mais il n’avait pas cette envergure. En cinquante ans, l’Inde indépendante a réalisé ce que cinq mille ans d’histoire n’avaient pu accomplir : accorder à la catégorie la plus nombreuse de sa population le droit de participer à l’administration du pays. Les dalits {55} (qu’on appelle aussi « intouchables »), les « castes et tribus officiellement répertoriées » (nommément inscrites dans la Constitution en raison de la discrimination dont elles ont historiquement été victimes) et les « autres classes arriérées » (mentionnées sans plus de précision mais qui bénéficient également des lois de discrimination positive) forment en bloc la majorité numérique du pays. Écartée du pouvoir pendant des millénaires par des castes et des classes plus privilégiées (hindoues, musulmanes ou chrétiennes), elle dut attendre son heure jusque vers la fin du XX e siècle, lorsque, fait sans précédent, les castes inférieures purent enfin entrer dans le processus politique et apporter leurs suffrages aux candidats de leur choix. En 1997, c’est un intouchable, K.R. Narayanan, qui fut élu à la présidence du pays. Ses ministres brahmanes se bousculaient pour lui toucher les pieds et recevoir sa bénédiction. Et le Parlement examine à l’heure actuelle une proposition de loi qu’il finira forcément par adopter : elle prévoit de réserver un tiers des sièges de la plus haute instance législative à des femmes.
À l’été 2000, les journaux indiens publiaient à la une des gros titres alarmants, du style : « 50 millions de personnes menacées de famine. » Cette année-là, pourtant, l’absence de pluies ne déclencha pas de famine ; le gouvernement avait mobilisé des trains pour expédier aux quatre coins du pays les vivres indispensables à tous ceux dont les récoltes séchaient sur pied. Jusque dans les années soixante, les journaux auraient titré : « La famine fait des milliers de victimes. » On ne meurt quasiment plus de faim dans l’Inde d’aujourd’hui. Chaque fois qu’un décès paraît imputable à la malnutrition, la presse couvre abondamment l’événement, le gouvernement provincial essuie un feu de questions à l’Assemblée, et l’opposition s’empare de l’affaire. L’élimination de la famine n’est pas le moindre exploit qu’ait réussi ce pays. Cette vérité surprend les élites de Bombay, qui à quelques rares exceptions près envisagent avec pessimisme l’avenir de la ville.
Les nouveaux dirigeants sont tous corrompus jusqu’à la moelle, contrairement à leurs prédécesseurs sortis d’Oxford ou de Cambridge, que leurs titres et leur fortune de féodaux retenaient de puiser à pleines mains dans les caisses de l’État. La classe politique n’est d’ailleurs pas seule en cause. Le système de réservations et de quotas ménage la place des « arriérés » dans les autres institutions publiques, notamment dans l’administration. L’écrivain U.R. Ananthamurthy me citait le cas d’un fonctionnaire dalit, qui, pour expliquer la généralisation de la corruption, lui raconta que dans son village, personne avant lui n’avait réussi à entrer à l’université et à partir pour Delhi, siège légendaire du pouvoir. Chaque fois qu’il retournait chez lui, tout le monde s’attendait qu’il arrive chargé des biens et des avantages en nature liés à ses fonctions et qu’il redistribue cette manne, pas simplement à sa famille, mais à toute la population de sa commune déshéritée. Usant d’une image parlante, il se comparait à « un morceau de sucre dans une fourmilière ».
Les élections nationales organisées en février 1998, lors de mon retour définitif à Bombay, pour désigner le chef du gouvernement, sont un simulacre de démocratie. La Commission électorale a si sévèrement limité les budgets des candidats que pour savoir que cette consultation va avoir lieu il faut regarder la télévision. Du moins quand on habite Malabar Hill, car la seule affiche que j’aie vue dans le quartier présente le candidat du « parti pyjama » – un moustachu coiffé du bonnet en coton qu’affectionnait Gandhi – au-dessus de cette profession de foi : « Tout ce que je veux, c’est présenter des motions. » Il est sponsorisé par MTV et les jeans Levi’s, deux firmes assez puissantes pour avoir les moyens de traiter ouvertement le
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