Bombay, Maximum City
doigt vers une canalisation qui passe juste devant. « Le réservoir est là et je n’ai même pas l’eau, explique-t-elle en parlant du réservoir de Malabar Hill qui alimente tout le sud de Bombay. À cause de ça, j’ai été forcée de quitter le travail que je faisais depuis vingt-deux ans. Je commençais à sept heures et demie du matin, à Andheri, à six heures il fallait que je sois partie. » Maintenant elle doit rester chez elle pour remplir ses seaux quand le camion-citerne arrive. Jayawantiben lui promet de se pencher sur la question. Aussitôt la femme lui présente une autre requête :
« Et ma fille ? Vous allez la faire inscrire ?
— Passez à mon bureau, nous verrons ça ensemble. C’est pour la mettre en pension ? Dans le public, dans le privé ?
— À Walshingham. Vous inscrirez ma fille à Walshingham, dites ? »
Walshingham est l’une des écoles de filles les plus chic de Bombay. Mes sœurs y sont allées. La demande de cette femme est carrément osée.
« Cette école privée ne reçoit pas de subventions du gouvernement, mais je ferai mon possible. C’est tout ce que je peux vous promettre. Si je vous disais qu’elle va y entrer sans problème ce serait un mensonge et je n’aime pas mentir. Passez à mon bureau, on essayera de s’en occuper. »
D’autres villages se massent autour du réservoir. L’un est d’ailleurs si beau qu’un des militants du parti glisse à l’un de ses compagnons qu’il devrait demander à y être logé. Jonché de sacs en plastique roses et bleus, il étire à l’ombre des banians ses toits en tôle ondulée et ses murs en brique. Des coqs et des poules picorent l’herbe. La mer toute bleue scintille dans le lointain. Par les portes entrebâillées on entrevoit des récipients métalliques étincelants de propreté, on remarque les vélos à dix vitesses garés devant les cahutes. Les gens sont bien vêtus, les enfants paraissent en bonne santé, les égouts, ici, ne sont pas à ciel ouvert – mais il y a tout de même un gros rat mort couché sur le flanc dans la ruelle ; nous l’enjambons tour à tour. Ces slums n’existaient pas, dans mon enfance. Il s’en est formé dans les moindres recoins et ils ne disparaîtront pas de sitôt ; ils sont équipés de l’électricité, de points d’eau. Jayawantiben passe sa journée à arpenter les quatorze slums qui cernent Malabar Hill ; elle rencontre celles et ceux qui y vivent, elle écoute leurs doléances. Elle ignore délibérément, en revanche, les immeubles huppés qui se dressent au milieu.
Comme je m’en étonne auprès de l’un des membres de son équipe de campagne, il m’explique que les riches ne se donnent pas la peine d’aller voter. Dans les quartiers cossus de Malabar Hill, chez les résidents en titre de la circonscription, la participation est de douze pour cent ; dans les slums occupés par des squatters pour qui le résultat des urnes a une traduction très concrète – avoir un toit ou vivre à la rue –, elle est de quatre-vingt-huit pour cent. Ce soir-là, je vais retrouver un ami journaliste à Bandra. Il me sort une liste électorale de 1995, année où il a assisté au dépouillement du scrutin. Les électeurs sont classés par immeubles, et les votants sont identifiés par des petites croix rouges tracées devant la moitié des noms environ. Mon ami me désigne les « bons » immeubles, ceux des riches : à en juger d’après les marques rouges, seul un cinquième, au mieux un quart de leurs habitants a déposé son bulletin dans l’urne. À l’inverse, tous les noms des habitants de Navjivan Chawl – un ensemble de logements bon marché que d’aucuns assimilent à un slum – sont cochés en rouge. Voilà, à mes yeux, la différence essentielle entre les deux plus grandes démocraties du monde : en Inde, les pauvres votent.
L’auteur d’un meurtre n’est jamais entièrement défini par son acte. Avoir tué un autre être humain en fait certes, et peut-être avant tout, un meurtrier, distinct du plus grand nombre de ses semblables qui n’ont pas commis un tel geste, mais il est autre chose, aussi. Un père, un ami, un patriote, par exemple. Obnubilés par le meurtre, nous prenons la partie pour le tout ; nous ne nous intéressons qu’au meurtrier en nous demandant, encore et encore, comment il en est venu à se différencier si radicalement du commun des mortels. Curieux de découvrir les autres aspects de la
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