Bombay, Maximum City
du Sena ont envahi le théâtre dans lequel se produisait le Pakistanais Ghulam Ali, un des maîtres du ghazal {67} . « Nous aussi on sait chanter », se mirent-ils à crier avant d’entonner en chœur le Jai Maharashtra {68} . Le diktat du Saheb tomba peu après : la ville n’accueillerait plus ni concert donné par des chanteurs et des musiciens pakistanais, ni compétition sportive avec des athlètes pakistanais. La bonne société de Mumbai accepta l’interdiction sans broncher. Le commissaire principal déclara à la presse qu’il n’y avait pas eu d’infraction et que les organisateurs du spectacle n’avaient pas porté plainte. Après tout, les assassins se promènent sans être inquiétés, ici, et ils siègent même pour certains dans les plus hautes instances législatives de la ville. Ils ont le powertoni.
Le Saheb a aussi vigoureusement protesté contre un film d’art et d’essai d’un réalisateur canadien d’origine indienne, Fire , ayant pour thème une histoire d’amour entre deux belles-sœurs de New Delhi. « Le lesbianisme s’est-il répandu comme une épidémie pour qu’on le conseille aux femmes mal mariées comme moyen de ne plus dépendre de leurs époux ? » s’indigne-t-il. La société indienne ne saurait tolérer « la culture prétendument progressiste de l’Occident, où on se marie le matin pour divorcer le soir ». En conséquence, les voyous qu’il a sous ses ordres ont tout cassé dans les cinémas qui passaient le film, et ce dernier a été retiré de tous les écrans du pays. Il y a toujours des journaux pour publier des articles contre Thackeray, mais ils sont exclusivement en anglais. Sunil, Amol et leurs copains du Sena ne lisent pas la presse anglaise.
Au mois de janvier 1999, le Sena commet cependant une grosse erreur en s’attaquant à Sachin Tendulkar, le joueur de cricket le plus adulé du pays. Une horde de saïniks prend d’assaut les bureaux de la Fédération indienne de cricket qui a eu le front d’inviter l’équipe nationale du Pakistan, saccage les locaux, détruit jusqu’au trophée de la World Cup ramené en 1983 en Inde. Tandis que les autorités placent aussitôt Tendulkar sous la protection de la police, les responsables du Shiv Sena déclinent toute responsabilité dans l’incident. À les en croire, ce serait le fait d’une foule incontrôlable – autrement dit, le tigre enfourché par Thackeray ne lui obéit plus. L’opération en question n’a aucun rapport avec une personnalité ou même une idéologie précises ; elle a trait au pouvoir, aux images utilisées pour fouetter l’imagination des petits soldats de Bal Thackeray. Les jeunes vandales sont des sous-fifres qui chaque soir prennent le train pour rentrer chez eux, au terme d’une journée de travail de douze heures dans un bureau quelconque, avec son lot d’humiliations et de brimades assorties, qui sait, d’une gifle assenée par un homme plus riche et plus puissant, mais moins marathe. Les wagons dans lesquels ils s’entassent sont imprégnés d’une odeur de transpiration, d’un mélange fétide de sueur et de pets. Et à peine sont-ils de retour au slum que leurs mères, leurs pères, leurs grands-mères leur demandent combien ils rapportent à la maison. Cette existence ancre en eux un profond sentiment d’impuissance – sauf lorsqu’ils rejoignent leurs bandes, forment un contingent de soixante-dix patriotes prêts à se battre pour l’honneur du pays, envahissent sans rencontrer de résistance des salles de spectacle, des appartements grand luxe, les bureaux des dieux du cricket, piétinent les trophées, tabassent d’importants personnages qui roulent dans de belles voitures. Les insultes, les remontrances, les déceptions renouvelées jour après jour dans la mégalopole décadente remontent à la surface dans un déchaînement de fureur cathartique. La foule est un bon support de la colère individuelle ; elle l’alimente et la digère, nourrit la rage autant qu’elle s’en nourrit. Tout à coup, l’humilié se sent puissant. Assez pour s’en prendre à ceux qui le briment. La ville ne leur appartient plus. Il la leur prend.
Sa colère lui donne tous les droits sur cette ville.
Avec Sunil et Girish, je me rends chez un ami qui m’a donné la clé de son appartement, perché dans les étages d’un grand immeuble de Lokhandwala. Il pleut toujours, bien qu’on soit en novembre, et les éclairs qui illuminent le ciel de Bombay
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