Bombay, Maximum City
familière accrochée au mur arrête mon regard : c’est un portrait de Tilak, le grand combattant de la liberté. On dirait un dessin au fusain, mais il a quelque chose d’étrange. Je m’en approche.
« C’est brodé avec des cheveux humains, déclare fièrement la propriétaire des lieux, médecin de son état Tilak était un des ancêtres de mon défunt mari. Je vous laisse le portrait, si vous voulez. »
Je la remercie mais préfère décliner.
L’appartement est situé au cœur du quartier commerçant de Bandra : dans Elco Arcade, sur Hill Road. En bas, c’est un méli-mélo glouton : il paraît qu’on trouve ici les meilleures échoppes de restauration rapide de la banlieue Ouest. Fatiguées d’avoir âprement discuté les prix, les acheteuses qui se pressent dans la galerie marchande s’offrent un pani-puri {70} assorti d’un kulfi falooda {71} . Le jeudi soir, un chant sonore et discordant sort du temple Saï du rez-de-chaussée, car tout de suite après prasad {72} on y sert un pav bhaji – des légumes avec du pain frit. Juste avant les élections, les autorités ont supprimé les étals en plein air des gargotiers ; ils ont très vite resurgi en rangs serrés, encore plus nombreux. Il me suffit pourtant de glisser ma clé dans la serrure et d’ouvrir ma porte pour être transporté dans un monde serein : deux-pièces cuisine, plus un balcon devant lequel un vieil arbre étale ses ramures.
Sunil et Amol viennent m’y rejoindre un soir pour boire un verre. Amol étant au régime sec, il serait malvenu de lui offrir un whisky. Je lui propose un verre de vin, qui ici ne passe pas forcément pour de l’alcool. Il le sirote à petites gorgées, en tenant délicatement son verre entre ses doigts. C’est un spectacle incongru, que ce géant barbu qui déguste son vin comme s’il était à un vernissage ou prenait le thé en bonne compagnie.
Mes hôtes examinent les lieux d’un œil approbateur. Amol possède un appartement à Nalasopara, Sunil en a un à Dahisar, mais ni l’un ni l’autre n’envisagent de quitter le slum pour y emménager avec leurs familles respectives. Je suis curieux de savoir pourquoi.
« On peut me donner une maison n’importe où, sur Nepean Sea Road, à Bandra, jamais je ne partirai de Jogeshwari, répond Amol.
— Dans nos têtes nous sommes restés des enfants, renchérit Sunil. Nous ne pouvons pas nous faire à l’idée de vivre ailleurs, où que ce soit, de même que tes enfants n’accepteraient pas de vivre dans un slum. Mes enfants peuvent aller frapper chez le voisin à n’importe quelle heure de la nuit, on leur donnera à manger. S’ils n’aiment pas le riz et le dal de leur mère, ils peuvent toujours aller chez la voisine. Un gosse qui vient manger chez toi, tu le reçois comme si c’était Dieu. Dans le chawl ils peuvent manger où ils veulent. Alors que si tes gosses à toi allaient sonner à la porte d’à côté en pleine nuit, tu leur flanquerais deux baffes. “C’est mal”, tu leur dirais. Tu n’as pas envie que ton voisin s’imagine que tu n’as pas les moyens de les nourrir.
— Dans le chawl, on a toutes les commodités », ajoute Amol.
Les agences immobilières utilisent ce terme, « commodités », pour vanter le confort d’un logement raccordé au tout-à-l’égout, accessible par ascenseur, équipé d’une cuisine moderne… Les habitants du slum ont une autre définition de ce mot : « Quand tu rentres du boulot, tu peux rester à discuter avec les gars dans la rue. Dans le chawl, tu n’as qu’à prévenir tes voisins que tu dois aller à l’hôpital et ils viennent tout de suite te voir. »
Comment expliquer que dans ces quartiers les gens soient plus soudés, plus solidaires ?
« À cause des toilettes publiques, avance Sunil. Quand tu vas aux toilettes, tu ne peux pas faire autrement que voir les autres. Tu leur dis, Tiens, salut, ça fait deux jours que je ne t’avais pas vu. Il y a l’eau, aussi. Les femmes remplissent leurs seaux ensemble, au robinet, et ça tchatche : “Le grand-père est malade” “J’ai encore un fils, au village. Il est alcoolo” » Dans les immeubles d’habitation, les toilettes sont privées et cela change tout. « Dans un appart, on va plutôt parler du broyeur que le type d’à côté vient d’installer dans sa chambre. Ou de l’autre voisin qui a carrelé ses chiottes en marbre. Dans le chawl, au point d’eau ça discute ferme à propos de la
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