Bombay, Maximum City
architecturale de Bombay atteste la dégénérescence de l’espèce : on construit moins bien de nos jours qu’il y a cinquante ans, et à l’époque on faisait moins bien qu’il y a cent ans. Les édifices publics du Bombay britannique, édifiés dans la troisième décennie de l’ère victorienne, à la fin du XIX e siècle, sont dans la tradition du style gothique ecclésiastique. Un historien me faisait remarquer que « cela n’a rien à voir avec la propagation du christianisme. C’est un échantillon de ce qui passait alors pour esthétique et de bon goût ». Les arcades des majestueux immeubles victoriens du quartier du Fort abritent le fourmillement d’un bazar oriental illégal, inamovible, indispensable. La gare, l’université, le palais de justice qui se dressent alentour paraissent admirables ou tarabiscotés, selon les goûts, mais au moins ils ne laissent pas indifférent, contrairement aux réalisations modernes de Bombay.
Ce sont pourtant ces dernières qui dessinaient la géographie de mon enfance : les tours au design Bauhaus abâtardi, qui écrasaient les toits rouges des pavillons autrefois bâtis pour les riches et les privaient de lumière. Devant l’immeuble où habite mon oncle se dresse depuis dix ans le squelette d’un gratte-ciel monstrueux, inachevé et inoccupé. Il y en a d’autres comme ça un peu partout dans la ville. Leurs appartements ont été achetés sur plan pour des sommes folles et ils restent vides parce que la hauteur du bâti excède la limite maximum autorisée par les règlements municipaux. Les constructeurs savaient qu’ils enfreignaient les règles mais cela ne les a pas arrêtés ; ils se disaient qu’ils auraient bien le temps, une fois la réalité bétonnée sortie de terre, de s’occuper des points de détail – obtenir les autorisations nécessaires, déposer les actes, glisser les pots-de-vin… La mairie qui ne l’entendait pas de cette oreille a, selon les cas, ordonné la démolition ou interdit la poursuite des travaux. Le sort des réalisations épargnées est désormais entre les mains des tribunaux qui tardent à se prononcer sur le fond.
Des constructions extrêmement anciennes ont subsisté jusqu’à nos jours. Ainsi des murs de la citadelle de Mohenjo-Daro, vieux de cinq mille ans et toujours debout. Ce n’est pas le cas de bien des bâtiments des années soixante-dix. Autour de chez moi, du matin au soir c’est un vaste chantier. Des bandes d’hommes et de femmes armés de marteaux et de pioches s’acharnent sur les pavillons et les immeubles désertés, pas pour les démolir complètement mais pour les démantibuler petit à petit, les ronger comme une armée de souris dans le seul but d’ériger d’horribles structures qui dureront moins longtemps encore que ce dont elles ont pris la place. Il n’y a pas, en Inde, d’organisme d’habilitation des ingénieurs, ni d’école assurant une formation sérieuse. Le sable utilisé pour fabriquer le ciment est puisé dans les anses qui entourent Bombay ; il est plein de sel, de vase et de merde, ce qui explique l’aspect érodé, rongé aux mites, des façades neuves. On voit quantité d’immeubles très récents drapés sur un côté de bâches marron qui vont obstruer les fenêtres un an, au bas mot, pendant que sur l’échafaudage dressé derrière, les ouvriers injectent du granit pour colmater la toile d’araignée des fissures. Quand enfin les habitants peuvent ouvrir leurs fenêtres de ce côté, les travaux commencent de l’autre. Et cela peut durer des années.
Rahul Mehrotra, architecte dont les projets s’attirent des critiques louangeuses (en particulier pour l’association de matériaux ordinaires et high-tech), opère depuis maintenant dix ans à Bombay. Une bonne part de son travail, effectué à ses heures perdues, concerne un institut d’urbanisme pour Bombay. Il parle à qui veut l’entendre – la classe politique, les journalistes, les membres du Rotary Club – de ce qui manque cruellement à la ville. « À condition de le répéter suffisamment, quelquefois ça devient vrai. » Il me reçoit dans le cabinet qu’il vient d’ouvrir à Tardeo, meublé dans le style résolument moderniste qui est sa marque de fabrique. Les photos de ses enfants en rompent un peu la rigueur.
« Les urbanistes ont un problème particulier, à Bombay, me dit-il. Si nous arrangeons la ville au mieux, avec une voirie, des transports et des logements de
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