Bombay, Maximum City
le droit à la propriété ne figure plus parmi les « droits fondamentaux » du peuple indien, ainsi d’ailleurs que le droit à compensation pour les expropriations décidées par les pouvoirs publics. Le cadre législatif existant (la loi sur les baux locatifs et celle sur le plafonnement du foncier urbain, qui pour l’essentiel permet de transférer à l’État la propriété de vastes terrains situés dans Bombay) crée une situation qui sème le doute dans l’esprit des propriétaires. Ils ne savent plus très bien si ce qui est à eux leur appartient. Cette incertitude alimente la proportion effarante – soixante pour cent ! – de personnes qui vivent dans la rue à Bombay. Quant aux entrepreneurs, ils sont bien loin de construire les logements nécessaires parce qu’à n’importe quel moment on risque de leur dire : ce terrain n’est pas à vous.
Pour l’ensemble de l’agglomération de Bombay, le déficit annuel de logements se chiffre à quarante-cinq mille. Comme il s’en construit deux fois moins qu’il n’en faudrait, chaque année quarante-cinq mille foyers viennent grossir les bidonvilles. Les urbanistes ont un euphémisme pour décrire cette réalité : selon eux, la demande de logements « est satisfaite sur le marché parallèle » – et en effet la population des slums double tous les dix ans. On recense par ailleurs quatre cent mille logements vides en ville, inoccupés parce que les propriétaires ont peur de ne jamais les récupérer s’ils les louaient. En posant l’hypothèse que chaque appartement pourrait, en moyenne, héberger une famille de cinq personnes, ce sont deux millions de personnes (un quart des sans-abri) qui pourraient immédiatement trouver à se loger si la loi était amendée.
On peut néanmoins comprendre l’inquiétude des locataires. La plus grande peur des Bombayites est de finir sur le trottoir. À New York, je travaillais bénévolement dans une association d’aide aux sans-abri et en trois ans j’ai appris à les connaître. Être SDF est une condition ; l’impossibilité matérielle de disposer d’un chez-soi est si obsédante qu’elle finit par prendre le pas sur toutes les autres dimensions de la vie. Avant d’être un ex-salarié au chômage, un père, un époux, un Bombayite ou un être humain, un SDF est d’abord SDF. Cela ne change pas fondamentalement les choses de dormir sous un abri fait de chiffons ou à la belle étoile sur le trottoir. Sans doute, même, respire-t-on mieux à l’air libre, encore que lorsqu’il pleut l’illusion d’être protégé de la pluie soit sûrement source de réconfort. À un âge encore très tendre, nous fabriquions nous aussi des cabanes sur le chantier qui bordait Ridge Road, derrière l’immeuble où j’habitais ; cartons, briques et chiffons, tous les matériaux qui nous tombaient sous la main entraient dans la construction des trois murs et du toit. Nous nous entassions là-dessous à cinq ou six sous les risées des grands. « Hé, Suketu se croit architecte. Et Dilip entrepreneur. » Le monde paraissait différent, plus sûr, sous la petite tente. En classe, nous délimitions aussi nos territoires respectifs sur les bancs des pupitres à deux places. À l’époque, déjà, les bagarres entre gosses avaient pour enjeu l’espace vital. Chacun défendait chèrement le terrain qu’il s’était attribué ; sitôt qu’il avait le dos tourné, d’autres s’en emparaient.
La loi sur les baux locatifs est à l’origine d’une conception du « foyer » propre à Bombay. Le 1 er avril, un cortège de taxis et de camionnettes déménage les résidents locataires du sanatorium Petit Parsi, situé à Kemps Corner, au sanatorium Bhabha de Bandra. Quatre mois plus tard, ils en repartent en bloc pour le sanatorium Jehangir Bagh de Juhu. Et quand quatre mois se sont à nouveau écoulés, ils reviennent tous à Kemps Corner. Ces migrations périodiques qui les ramènent toujours au même endroit – généralement dans la même pièce – leur sont imposées par le panchayat {91} parsi qui administre les sanatoriums ; sachant que les locataires autorisés à rester dans les lieux en deviennent de facto les propriétaires, ce conseil de sages les déplace trois fois par an tout en leur assurant un toit. Certaines familles transfèrent ainsi leurs pénates depuis un demi-siècle. À chaque déménagement, les « résidents » doivent produire un certificat attestant que leur
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