Bombay, Maximum City
autorités du Port freinent des quatre fers et Rahul prévoit que « ces gens-là vont bientôt se comporter comme les promoteurs ».
De la terre, il y en a, sur des hectares et des hectares, à l’est, mais Bombay fait la fine bouche. Il préfère gagner toujours plus vers l’ouest, jusqu’à l’Arabie Saoudite au besoin. Si tous les Bombayites regardent ainsi vers l’ouest, c’est parce que dans cette direction le regard peut enfin errer à l’infini sur la mer. D’une terrasse ou d’un appartement jouissant d’une vue à trois cent soixante degrés, les yeux se portent automatiquement vers l’ouest, horizon des possibles.
Un jour, le répétiteur de sciences que j’avais en classe de troisième s’est planté devant la fenêtre et m’a dit : « Tous ces immeubles, là, devant nous vont s’écrouler dans la mer d’ici peu. » Il m’a fait peur : mon grand-père et la fille dont j’étais amoureux vivaient là, dans ces bâtiments – Dariya Mahal 1 et 2 – qui à en croire mon répétiteur ne resteraient pas longtemps debout parce que leur emplacement avait été récupéré sur la mer ; « récupéré », comme si nous avions légitimement repris à la mer les terres qu’elle nous aurait dérobées.
Bombay se répartissait autrefois entre sept îles au relief vallonné. On les a aplanies et on a déversé la terre des collines dans la mer pour les relier et n’en faire qu’une. La cité y a perdu en hauteur mais gagné en surface. L’histoire de Bombay est une sempiternelle bagarre contre la mer – une histoire de gosses qui jettent des galets au bord de la plage : c’était un de nos passe-temps favoris, autrefois, quand, cédant à la pulsion atavique de prolonger la terre, de conquérir l’océan, nous passions des heures à combler les flaques qui stagnent entre les rochers, derrière Dariya Mahal.
Le cabinet d’architectes Hafeez Contractor, qui conçoit des immeubles d’habitation en forme de coquillage, de champignon, voire dans un cas, de phallus, a l’oreille des autorités municipales et il entend bien « récupérer » des terrains supplémentaires sur la mer, à l’ouest : cent quatre-vingt-dix-sept hectares, pas un de moins. Pourtant, l’élément marin s’acharne à contester la validité de pareilles prétentions. L’eau de mer se venge sur nos bâtiments ; elle corrode les façades, rend les frites et les papadams {92} spongieux, imbibe les murs, fuit aux plafonds. Année après année, Bombay essuie l’agression de la mousson. La pluie diluvienne est un juge impitoyable des principes de base de nos constructions. Finissant le travail laissé en plan par la municipalité, elle jette à bas les structures bancales. Et partout, charriant nos déchets, le flux des égouts se mêle à la mer, à la pluie. Partout : là où je vis, là où je dors, l’eau s’insinue dans ma coquille, envahit goutte à goutte l’espace où je me tiens au sec. L’eau coule de partout, sauf de mes robinets.
J’avais quatorze ans lorsque j’ai été témoin d’un miracle : j’ai ouvert un robinet et un jet d’eau propre en a instantanément jailli. Cela se passait dans la cuisine du studio new-yorkais de mon père, à Jackson Heights. Je n’en croyais pas mes yeux. À Bombay, il n’y avait pas toujours de l’eau au robinet, et ouvrir ce dernier n’était de toute façon que la première étape d’un long processus. Le liquide brut qui en sortait en crachouillant exigeait d’être traité. Il fallait le filtrer une première fois à l’aide d’un tissu fin pour le débarrasser des particules les plus grossières, puis renouveler l’opération dans un grand récipient blanc muni d’un filtre en terre cuite poreuse. Ensuite, on le faisait bouillir, surtout à la saison des pluies. Alors seulement il était possible de le transvaser dans des bouteilles de whisky que l’on entreposait dans le réfrigérateur, ou – chez mes grands-parents – de le verser dans de grands cruchons en terre qui le rafraîchissaient et lui donnaient un goût délicieux. Entre le moment où l’eau sortait du robinet et celui où j’avais le droit de la boire, il s’écoulait au moins vingt-quatre heures. J’ai grandi en buvant de l’eau croupie.
Pour se procurer cette ressource vitale, Bombay dépend de l’arrière-pays. C’est la seule ville indienne qui doive aller puiser l’eau dans des lacs distants d’une centaine de kilomètres, et ce depuis la grande
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