Bombay, Maximum City
état de santé nécessite un séjour en sanatorium. Ils ont le droit de garder leurs valises et quelques meubles, mais il leur est interdit de posséder un réfrigérateur : s’ils avaient un frigo ils ne tarderaient pas à s’installer dans la place. Raison pour laquelle ils vivent de lait en poudre.
Le système de l’hôte payant est une autre conséquence calamiteuse de la loi sur les baux locatifs. Ma recherche d’un bureau m’amène sans arrêt à tomber sur ces annonces « pour hôtes payants » qui correspondent en fait à des sous-locations. Essentiellement constitués de gens jeunes originaires d’autres villes et qui entament leur vie professionnelle, les « hôtes payants » forment une catégorie à part, une vaste tribu en butte aux humiliations quotidiennes des logeurs : ceux-là décident de l’heure à laquelle vous commencez la journée, des visites que vous pouvez recevoir, du nombre de glaçons que vous avez le droit de prélever dans le frigo, du volume auquel vous écoutez la musique. La sainte trinité que chaque hindou se doit de révérer se compose de son père, de sa mère et de ses hôtes. L’hôte « payant » est un cas à part.
Dans les faits, la loi sur les baux locatifs a institutionnalisé l’expropriation des biens privés. On touche ici du doigt une des faiblesses des démocraties : une loi aux effets pervers évidents reste en application dès lors que les sommes en jeu sont importantes ou qu’elle a de nombreux partisans. Ainsi se perpétuent les pratiques les plus absurdes et les plus insensées. Aux États-Unis, même si je suis cinglé, même si je suis un criminel notoire, je peux entrer chez un armurier et acheter un revolver qui ne me coûtera pas le prix d’un bon gueuleton pour deux personnes. À Bombay, je peux occuper le restant de mes jours l’appartement que j’ai loué pour une durée d’un an, je peux le transmettre à mes enfants et tenir tête au propriétaire qui voudrait me flanquer dehors. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai la loi pour moi.
La ville est pleine de gens qui revendiquent ce qui ne leur appartient pas. Les locataires s’arrogent les lieux qu’ils occupent. Les ouvriers réclament que les filatures tournent à perte pour conserver leurs emplois. Les habitants des slums exigent le raccordement de leurs constructions illégales aux réseaux d’eau et d’électricité. Les fonctionnaires veulent que le contribuable continue à payer des services depuis longtemps devenus superfétatoires. Les usagers des transports demandent des subventions supplémentaires pour compenser le coût de trajets qui sont déjà les moins chers du monde. Les spectateurs de cinéma multiplient les actions pour obtenir le blocage du prix des places. Le gouvernement indien est depuis longtemps convaincu que l’ajustement de l’offre à la demande est pure chimère ; ici, le prix d’un article, d’un produit alimentaire, d’un service n’a aucun rapport avec le coût de production.
Lors d’une visite des temples rupestres de l’île Elephanta, au sortir de la grotte principale je me suis retrouvé sur un petit terre-plein d’où j’avais une vue imprenable sur deux ensembles de piliers : à ma droite, ceux érigés au VIII e siècle sous le règne des Rashtrakuta ; à ma gauche, les constructions plus récentes de l’INSA, l’inspection nationale des sites archéologiques. Un regard panoramique en dit long sur le déclin de la culture indienne. Vieux de plus d’un millénaire, les piliers historiques délicatement cannelés ont des proportions harmonieuses, avec leur léger renflement qui rappelle le ventre dodu des bébés. Les commandes de l’INSA sont des colonnes massives, inexpressives, qui jurent entre elles par la couleur, la forme, la taille. Qu’elles soient dépourvues d’ornements est sans doute un moindre mal, car Dieu sait quelles monstruosités seraient sorties du ciseau des sculpteurs maison. Nous sommes incapables, aujourd’hui, d’approcher le raffinement artistique atteint mille ans plus tôt dans ce pays. Les chefs-d’œuvre édifiés en Inde à cette période reculée comptent parmi les plus grands du monde. Durement ébranlés par les invasions, le colonialisme et des compromis difficiles avec la modernité, nous sommes devenus incapables d’édifier cinq piliers symétriques.
Qu’est-il donc arrivé aux descendants des bâtisseurs du temple de Konarak, de Hampi, du Taj Mahal ? L’histoire
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