Bonaparte
instant suffit, mais si vous ne le saisissez pas, la république aura existé et son squelette sera entre les mains des vautours, qui s’en disputeront les membres décharnés.
« Les mains des vautours » n’avaient nullement fait éclater de rire les représentants et c’est avec la même attention qu’ils avaient écouté Régnier s’exclamer :
— La République est menacée par les anarchistes et le parti de l’étranger ; il faut prendre des mesures de salut public ; on est assuré de l’appui du général Bonaparte ; ce sera à l’ombre de son bras protecteur que les Conseils pourront délibérer sur les changements que nécessite l’intérêt public.
Où se rendrait-on avec ce « bras protecteur » ? À Saint-Cloud !
— Là, avait poursuivi Régnier qui, lui aussi, avait bien appris sa leçon, là, mis à l’abri des surprises et des coups de main, vous pourrez dans le calme et la sécurité, songer aux moyens de faire disparaître les périls actuels... Mais, surtout, vous n’épargnerez rien pour procurer à la France cette paix honorable achetée par tant et de si grands sacrifices.
La majorité de l’assemblée avait adopté alors le projet de décret proposé par Régnier : le transfert à Saint-Cloud et la nomination de Bonaparte.
Porteur de ces bonnes nouvelles, Fouché accourt rue de la Victoire, et entre dans la petite salle à manger en rotonde qui sert en même temps d’antichambre.
— Croyez à mon dévouement et à mon zèle, dit-il à Bonaparte. Je viens de faire fermer les barrières, d’arrêter le départ des courriers et des diligences.
— Tout cela est inutile, affirme le nouveau commandant en chef ; vous le voyez, l’affluence des citoyens et des braves accourant autour de moi vous dit assez que c’est avec et pour la Nation que j’agis ; je saurai faire respecter le décret du Conseil et maintenir la tranquillité publique.
Quelques instants plus tard, on voit arriver, en grand équipage, les inspecteurs du Conseil des Anciens, venus lire à Bonaparte les quatre décrets :
Art. 1 er . – Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud ; les deux Conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.
Art. 2. – Ils y seront rendus demain 19 brumaire, à midi. Toute continuation de fonctions, de délibérations, est interdite ailleurs et avant ce temps.
Art. 3. – Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale.
Art. 4. – Le général Bonaparte est appelé dans le sein du Conseil pour y recevoir une expédition du présent décret, et prêter serment.
Il lui faut donc sans tarder aller jurer fidélité au système qu’il s’apprête à jeter à bas :
— Suivez-moi ! crie-t-il en se retournant vers les officiers qui l’entourent.
Il veut, en effet, pour affirmer son loyalisme, se trouver entouré d’un nombreux état-major. Soudain, avant de descendre l’escalier, il revient vers Bernadotte et lui demande de partir avec lui. Le mari de Désirée secoue la tête : il préfère s’abstenir. Bonaparte l’abandonne à ses scrupules. Puis, tout en courant, il crie à Bourrienne :
— Gohier n’est pas venu, tant pis pour lui !
Napoléon saute sur un grand cheval noir à tête blanche prêté par l’amiral Bruix, et qui semble d’ailleurs quelque peu rétif. À la tête de ses généraux et officiers, il descend le boulevard. Le cortège passe sous les fenêtres du financier Ouvrard – fournisseur de la Marine – qui habite au coin de la rue de Provence et de la Chaussée d’Antin. Ouvrard a compris d’où va souffler le vent... Quittant sa fenêtre, il s’assied à son bureau pour écrire à l’amiral Bruix :
« Citoyen amiral, le passage du général Bonaparte, se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes, me font pressentir qu’il se prépare du changement dans les affaires politiques ; cette circonstance peut nécessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher amiral, d’être l’interprète de l’offre que je fais d’en fournir... »
Pour la première fois, au Conseil des Anciens, Bonaparte doit prendre la parole devant des parlementaires et paraît mal à l’aise. Son débit est haché et hésitant :
— La République périssait, vous l’avez reconnu, déclare-t-il, vous avez rendu un décret qui va la sauver... Aidé de tous les amis de la liberté, de ceux qui
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