Bonaparte
chercher. Il tombe de haut en recevant vers midi Bruix et Talleyrand, venus au nom du commandant en chef afin « de négocier sa retraite » :
— Bonaparte est déterminé à employer contre vous tous les moyens de force qui sont en son pouvoir, si vous essayez de faire la moindre résistance pour entraver ses projets...
Talleyrand lui tend alors une lettre toute rédigée, que Barras est censé adresser à la législature « pour lui notifier sa résolution de descendre à la vie privée ».
Il « descend » avec d’autant plus de bonne volonté « à la vie privée » que Talleyrand et Bruix ont pris la précaution de se munir d’une fort copieuse somme d’argent – l’argent d’Ouvrard. Quelques minutes plus tard, les dragons de Bonaparte font à l’ex-directeur une escorte, dite d’honneur pour l’accompagner jusqu’à son château de Grosbois. M. le vicomte de Barras, qui a mis à Bonaparte le pied à l’étrier, quitte pour toujours l’Histoire.
Déjà, durant cette longue journée, s’est fait jour l’autorité de Napoléon. On l’a entendu dire à Cambacérès :
— Plus de factions, je n’en veux, je n’en souffrirai aucune !
Puis :
— Je ne suis d’aucune coterie, je suis de la grande coterie du peuple français.
Le soir venu, certains députés commencent à s’inquiéter. Assurément, « tout ce que propose Bonaparte ou tout ce qu’il fait proposer par ses frères, sent la dictature du sabre ». Ils viennent parler de leurs craintes à Fouché.
— Mais c’est fait, leur répond-il, le pouvoir militaire est dans les mains du général Bonaparte, c’est vous-mêmes qui le lui avez déféré, et vous ne pourriez faire un pas sans sa dictature.
Certains voudraient bien maintenant « rétrograder »... Il est trop tard ! Et ce soir-là, Bonaparte pourra dire dédaigneusement :
— Dans ces Conseils, il y a peu d’hommes. Je les ai vus, entendus hier toute la journée ; que de pauvretés, quels vils intérêts !
Les timorés partis, les conjurés conviennent de l’établissement, le lendemain, de trois consuls provisoires : Bonaparte, Roger Ducos et Sieyès.
— Peut-être, suggère ce dernier, pourrait-on faire arrêter une quarantaine d’opposants ?
Bonaparte réfléchit. Fouché lui avait donné ce conseil :
— Dans les premiers pas que vous faites dans la carrière du pouvoir suprême, ne vous rendez pas l’instrument des fureurs d’un prêtre haineux.
Napoléon suit cet avis et répond :
— L’expédient est trop prématuré. Il n’y aura ni opposition, ni résistance.
— Vous verrez demain à Saint-Cloud, lance Sieyès d’un air piqué...
Sieyès n’avait point tort ; le lendemain, il faudra un miracle pour que l’affaire ne se termine point, plaine de Grenelle, devant le peloton d’exécution réservé aux généraux qui manquent leur coup et sont à jamais traités de traîtres par les manuels d’Histoire – s’ils le réussissent, chacun sait qu’ils deviennent alors les héros d’un peuple.
XIV
L’ART DE JETER LES DÉPUTÉS
PAR LES FENÊTRES
On n’a rien fondé que par le sabre.
N APOLÉON .
LE 10 novembre au matin – 19 brumaire – Bonaparte se fait toujours quelque illusion sur l’attitude des parlementaires. Il pense que Cinq-Cents et Anciens s’inclineront sans heurt. Il demeure persuadé qu’il pourra conquérir le pouvoir sans devoir sortir le sabre du fourreau ! On l’entend même s’exclamer :
— Êtes-vous donc de ceux qui croient que nous allons nous battre ?
Dans quelques instants, il va quitter la rue de la Victoire pour Saint-Cloud, lorsqu’il voit Berthier vaciller :
— Qu’avez-vous ? Vous souffrez ?
— J’ai un clou qui perce et je suis couvert d’un cataplasme.
— Eh bien, restez !
— Non, certes, dussé-je me traîner et souffrir l’enfer, je ne vous quitte pas.
À Lannes, lui aussi, qui veut à tout prix l’accompagner, il adresse ces paroles affectueuses :
— Non, général, vous êtes blessé, nous serons longtemps à cheval.
Et comme Lannes insiste :
— Non, mon ami, ordonne-t-il, restez ici.
Alors qu’il s’apprête à partir, on lui annonce que Joséphine veut le revoir et l’attend dans sa chambre.
— À la bonne heure ! s’exclame-t-il, touché. J’y monterai, mais cette journée n’est pas une journée de femmes.
Il le répétera à Le Couteulx, qui lui offre l’hospitalité dans sa maison d’Auteuil pour le soir – si les événements l’exigeaient :
—
Weitere Kostenlose Bücher