Bonaparte
de suite. Vous lui direz qu’une grande douleur de tête m’a forcé de me mettre au lit, mais que je le verrai demain sans faute ; qu’il peut être tranquille ; que tout s’arrangera. Échappez tant que vous pourrez à ses questions, ne restez pas longtemps et montez chez moi à votre retour.
Bourrienne à l’heure dite arrive au Luxembourg dans l’équipage du général. La plus grande solitude et le plus profond silence régnent dans les appartements qui précèdent le cabinet de Barras. « Quand il me vit au lieu du général Bonaparte, racontera Bourrienne, son étonnement fut extrême ; il en eut l’air atterré. Je m’aperçus qu’il se regardait comme un homme perdu. » Suivant sa consigne, le secrétaire demeure peu de temps. Quand il se lève pour s’en aller, Barras lui dit en le reconduisant :
— Je vois que Bonaparte me trompe ; il ne reviendra pas, c’est fini ; c’est pourtant à moi qu’il doit tout.
« Je lui répétai qu’il viendrait certainement le lendemain. Le mouvement négatif de sa tête me fit bien voir qu’il ne le croyait pas. »
Bourrienne rend compte et Bonaparte paraît satisfait. Il semble également heureux d’être parvenu à attirer Bernadotte. Du moins Joseph a promis que son beau-frère viendrait lui aussi, dès la première heure du lendemain, rue de la Victoire...
— D’après tout ce que je sais, déclare Bourrienne, s’il vient, il ne vous sera bon à rien.
— Je le crois, reconnaît Bonaparte, mais il ne peut plus me nuire, je vous assure, c’est tout ce qu’il me faut. Allons, bonsoir, soyez ici à sept heures du matin.
Le lendemain matin, dès sept heures, par un temps beau, mais frais – l’Observatoire a noté la première gelée blanche de la saison – le jardin et la petite allée étroite, longue de quatre-vingt-dix mètres, qui de la rue de la Victoire conduit au petit hôtel de Napoléon, regorgent d’officiers en grande tenue. En voyant l’affluence tous comprennent : « C’est pour aujourd’hui ! »
Le général Lefebvre qui commande la garnison de Paris – y compris la Garde nationale du Directoire – a été, bien entendu, lui aussi, convoqué. En apercevant la foule des officiers, il témoigne quelque surprise, mais Bonaparte lui offre le sabre qu’il portait en Égypte, lui parle de ces « b... d’avocats » d’où vient tout le mal, et le mari de Mme Sans-Gêne jure de les jeter tous « à la rivière ».
Le général Debelle apparaît en habit bourgeois...
— Comment, s’étonne un ami, tu n’es pas en uniforme ?
— Je ne savais rien... mais, attends, ce ne sera pas long.
Et, se tournant vers un canonnier, ordonnance d’un officier, il lui demande :
— Donne-moi ton habit, mon brave !
Et, en pleine rue, les deux hommes changent de costume. Bernadotte, que Joseph accompagne, pour plus de sûreté, est lui aussi, en civil. Bourrienne s’approche :
— Mon général tout le monde ici, excepté vous et moi, est en uniforme.
— Pourquoi y serais-je ?
À cet instant, Bonaparte quitte le groupe d’officiers qui l’entourent et s’exclame :
— Il vaudrait autant être en pantoufles !
Puis il demande avec vivacité à Bernadotte :
— Tiens ! vous n’êtes pas en uniforme ?
— Je suis ainsi tous les matins, quand je ne suis pas de service.
— Vous y serez dans un moment.
— On ne m’a rien dit, les ordres devraient m’être parvenus plus tôt.
Bonaparte entraîne alors le mari de Désirée vers un cabinet voisin et lui déclare :
— Le Directoire gouverne mal : il détruirait la République si nous n’y prenions garde... Le Conseil des Anciens m’a nommé commandant de Paris, de la Garde nationale et de toutes les troupes de la division : allez mettre votre uniforme, vous me joindrez aux Tuileries où je vais de ce pas.
Bernadotte fait la grimace. Napoléon martelle ses mots :
— Vous croyez peut-être compter sur Moreau, Macdonald, Beurnonville et quelques autres généraux ? Ils viendront à moi plus tôt que vous ne le pensez, car ils y sont déjà, et ils m’attendent depuis longtemps dans mon antichambre... Vous ne connaissez pas les hommes : ils promettent beaucoup et tiennent peu.
Bonaparte élève maintenant la voix :
— Votre Directoire est détesté, sa constitution usée. Il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Allez mettre votre uniforme. Je ne puis vous attendre plus longtemps !
— Je ne veux pas prendre part à une rébellion,
Weitere Kostenlose Bücher