Bonaparte
personnes qui mangeront le principal de la solde du cher Nabulio ! Aussi, est-ce avec une mauvaise humeur évidente que Letizia mettra plus d’une semaine pour écrire à la nouvelle citoyenne Buonaparte ! À la citoyenne Bonaparte plutôt, puisque son fils vient de décider d’abandonner l’orthographe italienne de son nom et de son prénom.
Quatre jours plus tard, il passe par Toulon. Un ami, le capitaine de vaisseau Decrès, qui sera nommé contre-amiral en 1798, se trouve là. Il a beaucoup connu Buonaparte à Paris et « se croit en familiarité » avec lui. « Plein d’empressement », il se précipite pour le voir. La porte du salon s’ouvre, Decrès va s’élancer, lorsque « l’attitude, le regard, le son de sa voix » clouent net le malheureux sur place. Bonaparte a tenu immédiatement à marquer la distance entre le chétif quémandeur « capitaine Canon » et le général en chef d’une des armées de la République, qui vient de sauver le régime et est aimé – du moins le croit-il – par une des plus jolies femmes de Paris.
Le 25 mars, Napoléon s’arrête à Antibes et loge à l’auberge Agarrit où l’accueille Berthier, chef d’état-major de l’armée d’Italie. Celui-ci est petit, contrefait, mais dans sa grosse tête tout est classé avec méthode. Bonaparte qui, d’un regard, jauge un homme, devine que cet officier infatigable saura le débarrasser de tous les détails. Il s’installe à Nice dans la maison du citoyen Sauvaigo, 4, rue François-de-Paule, qui abritait la Préfecture des Alpes-Maritimes et, le 27 mars, reçoit Masséna, Sérurier, Laharpe et Augereau, généraux de division, qui regardent de haut ce « gringalet » de vingt-six ans et demi qui leur a été imposé pour maître. Un militaire d’antichambre ! Un intrigant ! Un général d’alcôve ! Ce « petit bamboche à cheveux éparpillés », qui, avec trente-sept mille loqueteux, sans solde, l’estomac creux et chaussés de paille tressée, prétend vouloir combattre l’empire d’Autriche et le royaume de Piémont ! Masséna le toise. « Sa petite taille, raconte-t-il, sa figure chétive ne nous prévinrent pas en sa faveur. Le portrait de sa femme qu’il tenait à la main, et qu’il fit voir à tous, son extrême jeunesse par-dessus tout, nous persuadèrent que cette nomination était encore l’oeuvre de l’intrigue... » Ce qui est d’ailleurs quelque peu exact... Tout, dans l’attitude des quatre généraux qui se tiennent devant leur nouveau chef, montre qu’ils savent parfaitement que leurs troupes forment en quelque sorte la dot de « la générale ». Méprisants, ils ont gardé leur chapeau emplumé de plumes tricolores sur la tête. On raconte que Bonaparte en se découvrant les força à l’imiter, puis qu’il aurait mis sa coiffure sans que les autres aient oser se recouvrir. Légende ou vérité ? Fait certain, Masséna nous assure que, lorsque Napoléon se recoiffa, il parut « grandir de deux pieds ».
Les divisionnaires se taisent... mais sont stupéfaits en entendant Bonaparte les questionner avec une étonnante compétence « sur la position de leur division, leur matériel, l’esprit et l’effectif de chaque corps ». Puis « il trace la direction que devront suivre les différentes unités » :
— Demain, je passerai l’inspection de tous les corps et après-demain je marcherai sur l’ennemi.
Ce fut exact, à trois ou quatre jours près...
Après les officiers, les hommes !
En arrivant à Nice, Bonaparte sait assurément qu’il va avoir à commander une armée démunie de tout, mais pas au point de l’effarante réalité. Pas un franc en caisse. « L’on vivait au jour le jour, il n’existait pas de moyens de transports ; seulement les routes d’étapes du Rhône au Var se trouvaient approvisionnées. » Dans ses Souvenirs encore inédits, l’adjudant Dupin relate comment un jour, pour nourrir les trois officiers et le sergent-major de sa compagnie, il ne reçut que trente-neuf haricots – il les avait comptés !... En quarante-huit heures, le nouveau commandant en chef réussira à se procurer « pour six jours de pain, de viande et d’eau-de-vie, ainsi que douze mille paires de souliers ».
Les hommes ayant à manger, il faut rétablir la discipline. « Je maintiendrai l’ordre, écrit Bonaparte au Directoire, ou je cesserai de commander à ces brigands... » L’ordre s’établira et les « brigands » seront les meilleurs soldats du monde. Un
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