Bonaparte
table toute jonchée de cartes, Buonaparte renvoie sa femme à ses colifichets et aux glaces – innombrables – qui ornent son boudoir aménagé en rotonde. Il met ainsi la dernière main à cette campagne à laquelle il pense depuis plus de deux années, depuis que Augustin Robespierre lui a procuré le commandement de l’artillerie de l’armée d’Italie – ce plan qu’il avait conçu au mois de mars 1794 et qui avait enthousiasmé le représentant Ricord et le frère du dictateur. Maintenant qu’il est le chef de l’armée d’Italie, Napoleone ne doute pas de pouvoir le réaliser. Alors – il ne l’ignore point – qu’il n’aura entre les mains qu’une troupe sans discipline, sans pain et sans chaussures !
Pourquoi le Directoire a-t-il décidé de porter une guerre dite « de diversion » au Piémont et en Lombardie ? Tout simplement pour remplir les caisses désespérément vides. Déjà, le 19 janvier précédent, Carnot avait écrit à Schérer, alors commandant de l’armée d’Italie : « Il n’y a pas d’argent... Trouvez donc le moyen de vous en passer ou d’en prendre là où il y en a... L’abondance est derrière une porte qu’il s’agit d’enfoncer... » Mais lorsqu’on avait transmis à Schérer le plan du « petit Buonaparte », il avait répondu : « Que celui qui l’a conçu vienne l’exécuter ! »
On l’avait pris au mot !
C’est donc une expédition de rapines et de pillages organisés que l’on charge Buonaparte d’accomplir. On ne lui demande nullement d’aller porter « le flambeau de la liberté », ou d’aller « faire trembler les despotes couronnés » de l’autre côté des monts. Le gouvernement est aux abois – et c’est là tout !
Le soir du 11 mars 1796, on vient annoncer à Buonaparte que la chaise de poste l’attend au bout de la petite allée bordée de tilleuls, reliant la maison à la rue Chantereine. Déjà Junot, son aide de camp, et Chauvet, ordonnateur de l’armée d’Italie, y ont pris place. Au moment de quitter Joséphine, la gorge de Napoleone se serre. Le rejoindra-t-elle dès que la situation en Italie le lui permettra ? Elle le tranquillise. Bien sûr, elle quittera Paris lorsqu’il l’appellera auprès de lui. Mais abandonner son existence faite toute de plaisirs pour mener la vie des camps, se trouver loin de son coiffeur, de son couturier et de ses marchandes de frivolités lui paraît pure folie ! Et tandis que Napoleone prend tristement dans le brouillard qui tombe le chemin de la barrière d’Italie, Joséphine va se coucher dans son lit en bois bronzé, murmurant probablement selon son habitude et avec son accent créole qui ravit son mari :
— Qu’il est drolle ce Buonaparte !
Le nouveau marié, en descendant vers le Midi, n’a pourtant q ;ue son image et leurs souvenirs en tête : « Chaque instant m’éloigne de toi, écrit-il de Chanceaux le soir du 14 mars. Tu es l’objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s’épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon coeur se déchire et ma douleur s’accroît. Si tu es gaie et folâtre avec tes amies, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère, et dès lors, tu n’es affectée par aucun sentiment profond. Comme tu vois je ne suis pas facile à contenter ; mais, ma bonne amie, c’est bien autre chose, si je crains que ta santé ne soit altérée, ou que tu aies des raisons d’être chagrine que je ne puis deviner. Alors je regrette la vitesse avec laquelle on m’éloigne de ton coeur...
« Que mon génie qui m’a toujours garanti au milieu des plus grands dangers, t’environne, te couvre, et je me livre découvert... Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l’amour le plus tendre et le plus vrai. »
Il trace au dos le nom de la « citoyenne Beauharnais ». Craint-il que le courrier ne trouve pas la maison de la « citoyenne Buonaparte » ?
En arrivant à Marseille le 20 mars, il va voir Mme Letizia, annonce son mariage, lui remet une lettre de Joséphine et arrache à sa mère la promesse de répondre à cette bru qui lui est imposée. Et quelle bru ! Une vicomtesse ! Une femme à la mode ! Une veuve de six années plus âgée que Napoleone ! Une femme dont la légèreté est célèbre ! On en parle même dans les gazettes ! Et dont il faudra entretenir les deux enfants ! Le clan se trouve d’un seul coup augmenté de trois
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