Borgia
que nous sommes seuls et que vous n’avez plus à redouter ce butor ni ce moine.
– Monsieur le comte, fit Ragastens, il me semble que vous intervertissez les rôles. Il me semble que c’est le moine et le baron qui n’ont plus à me redouter, maintenant que je leur ai fait grâce du peu de vie qui leur reste…
– Vous ne craignez pas qu’ils aillent exciter contre vous les représailles de César Borgia et de son père ?
– Monsieur le comte, les représailles du pape et de sa famille me touchent peu, je vous jure. On a fait à tous ces Borgia une réputation de force exagérée. Ils ne savent bien manier que le poison… et encore ! Mais dès qu’ils veulent en sortir, dès qu’ils s’avisent de vouloir assassiner autrement que par une invitation à déjeuner, ils deviennent de piètres bandits.
– Vous en parlez bien à votre aise ! s’écria le comte.
– C’est que je les ai vus de bien près… César Borgia m’a fait jeter dans une des plus noires et des plus infectes des oubliettes du château Saint-Ange, et j’ai enchaîné César Borgia à ma place. Lucrèce a voulu me tuer d’un coup de poignard empoisonné, et elle n’a dû la vie qu’à ma répugnance à frapper une femme. Quant au pape, je l’ai eu en mon pouvoir ; j’aurais pu, soit le tuer, soit l’emmener avec moi, si j’y eusse trouvé un intérêt. Croyez-moi, monsieur le comte, ces terribles Borgia sont surtout habiles à jouer la comédie. Ce n’est pas assez pour trembler devant eux.
Le comte regardait avec une surprise croissante celui qui parlait ainsi des maîtres devant qui l’Italie s’agenouillait frissonnante de terreur.
– J’en reviens, dit-il au bout de quelques minutes de silence, à ma première question. Êtes-vous bien sûr des intentions des Borgia ?…
– J’ai entendu César ordonner de préparer pour vous un cachot…
Le comte baissa la tête. L’inutilité de sa trahison l’accablait plus que la trahison elle-même.
Quelle que fût sa faiblesse d’âme, ce n’avait pas été sans combat qu’il s’était décidé à abandonner sa fille, ses amis, ses alliés, pour s’assurer une sorte de paix honteuse et de tranquillité physique, sinon morale.
Cette paix lui échappait ! Aller à Rome, c’était se jeter dans les cachots des Borgia. Alors, que faire ?…
Revenir à Monteforte ?… Mais comment y serait-il accueilli ?… Qui savait s’il ne serait pas arrêté et emprisonné dans la capitale de son propre comté ?… Ainsi donc, de quelque côté qu’il se tournât, il ne voyait que honte, ruine et misère.
Un instant, l’idée du suicide traversa son esprit. Mais le suicide exige une force de résolution et un courage physique que le comte Alma n’avait pas.
– Je suis perdu !…
Puis, reprenant l’entretien avec Ragastens.
– Ne me disiez-vous pas que votre tête était mise à prix, monsieur ?
– Hélas, oui ! Vous m’en voyez tout mortifié.
– Et vous allez quitter l’Italie ?…
– Je n’en suis pas bien sûr, monsieur le comte.
– Mais enfin, quelle est votre intention immédiate ?…
– Ne craignez rien pour moi, se hâta de répondre Ragastens. Parlons plutôt de vous, monsieur le comte…
– De moi ?… C’est bien simple, monsieur, fit avec amertume le comte Alma ; je vais aller demander l’hospitalité à quelque seigneur qui veuille bien accueillir ma détresse…
– Mais pourquoi ne retournez-vous pas à Monteforte ?…
Le comte regarda Ragastens avec une sorte de désespoir. Ragastens en eut pitié.
– Tenez, monsieur le comte, dit-il brusquement, voulez-vous que nous parlions net ? Voulez-vous que nous tâchions de débrouiller votre situation avec un peu de courage ?
– Ma situation ! J’en suis seul juge, monsieur.
– Erreur, monsieur le comte ! J’en suis également !
– Vous ? Et pourquoi donc ? Je ne vous connais même pas…
– Parce que je viens de vous sauver plus que la vie ; je viens de vous arracher à la trahison…
– Monsieur !
– Le mot n’est pas plus horrible que la chose ! Vous ne me connaissez pas, monsieur. Moi, je vous connais à peine… Mais le peu que j’ai entendu de vous en certaines circonstances m’avait déjà fait prévoir ce qui est arrivé… La conversation d’Astorre et de Garconio m’a appris le reste : c’est-à-dire que vous avez abandonné votre ville et votre comté au moment où César va les attaquer… Cela s’appelle
Weitere Kostenlose Bücher