Borgia
père !… Je veux semer du blé à l’automne prochain sur l’emplacement de Monteforte… De tous ceux qui se sont réunis pour nous combattre, je veux que pas un n’échappe. Soyez tranquille, mon père : ce sera horrible !…
D’une voix railleuse, Lucrèce interrompit :
– Et la douce Béatrix, qu’en feras-tu ?
– Oh ! celle-là ! gronda César. C’est elle qui est cause de nos échecs ! C’est elle qui ameute toute l’Italie contre nous !… Malheur à elle !…
– Tu ne l’aimes donc plus, mon frère ?
– Je l’aime plus que je ne l’ai jamais aimée. Par elle, mes nuits sont sans sommeil… Par elle, j’ai souffert et je souffre encore… Mais mon amour et ma haine vont de pair. Lorsque j’aurai tué ses défenseurs, crucifié son père, mis sa ville à sac et à sang, alors, je la prendrai ! Elle subira mon amour comme une insulte.
– Bravo, frère ! Nous te retrouvons enfin ! fit Lucrèce d’une voix sombre. Mais prends-y bien garde, la capitale des Alma sera vigoureusement défendue…
– Eussent-ils dix fois plus de soldats, leurs remparts fussent-ils soudain exhaussés de cent coudées, leurs portes fussent-elles de fer et leurs fossés fussent-ils emplis de feu au lieu d’eau… je détruirai la race des Alma !
César prononça ces paroles avec un tel accent de rage, que sa sœur elle-même en frissonna d’épouvante.
Une bouffée d’orgueil monta au front du pape. Mais Lucrèce, déjà, reprenait :
– Les Alma ont mieux que tout cela, mon frère !
– Qu’ont-ils donc ? Qui donc est auprès d’eux que je ne puisse terrasser ? Parle !… Sang du Christ… je vois qui tu veux dire !…
– Oui ! Je veux dire celui qui nous a vaincus tous les trois l’un après l’autre ! Je veux dire Ragastens !…
– Cet homme nous a vaincus par surprise et par ruse. Il a la force des faibles. Dans la lutte qui s’ouvre, ses moyens d’action disparaissent. Il est à moi. C’est par lui que je commencerai l’œuvre de destruction…
– César ! dit alors le pape, je te demande cet homme… ce sera ma part !
César regarda son père et comprit que sa vengeance confiée au vieillard dépasserait en horreur tout ce qu’il pourrait imaginer.
– C’est bien, dit-il. Vous l’aurez, mon père ! C’est moi qui irai le chercher, et c’est moi qui vous l’amènerai !
– Quand pars-tu ?…
– Dès demain !
XLIV – NUIT DE NOCES
Le palais des Alma, comme la plupart des demeures seigneuriales de l’Italie, était embelli par de vastes jardins. Tandis que l’escalier monumental de la façade aboutissait sur la grande place ombragée d’érables séculaires, un autre escalier à double révolution descendait d’une magnifique terrasse qui s’adossait à l’arrière du palais et ses degrés de marbre permettaient de descendre dans le parc.
Ce soir-là, Primevère avait lentement descendu le grand escalier de marbre, ordonnant à ses femmes de la laisser seule. Pensive, elle s’était enfoncée dans le parc. Puis elle avait été s’asseoir sur un banc de granit poli.
Enfant, elle avait joué sur ce banc, près de sa mère. Jeune fille, elle y avait rêvé, par les chaudes soirées, d’un prince qui viendrait un jour, jeune comme elle, audacieux, étincelant de courage et d’esprit…
Maintenant, celui qu’elle attendait pouvait venir. Elle ne s’appartenait plus ! Elle ne pourrait plus, en souriant, lui tendre la main et lui dire :
– Je vous attendais… je suis à vous…
Et comme, avec un soupir, elle pensait à ces choses, à son rêve brisé, à sa jeunesse jetée aux bras d’un vieillard, voici qu’un léger bruit de pas fit crier le fin gravier des allées. Une ombre se dressa devant elle, et une voix lui dit :
– Me voici, madame, suivant l’ordre que vous m’avez donné.
Primevère n’eut pas besoin de lever les yeux pour reconnaître le chevalier de Ragastens. Il demeurait debout, la toque à la main, à deux pas du banc.
– Monsieur, dit-elle, j’ai voulu vous remercier… Devant témoins je ne l’eusse peut-être pas fait aussi pleinement que je le désirais… C’est pourquoi je vous ai prié de venir me rejoindre ici…
Ragastens s’inclina silencieusement.
– Vous remercier, reprit-elle avec une émotion qu’elle ne put tout à fait maîtriser. Car, seule ici, je puis comprendre et apprécier le sacrifice que vous avez consenti…
– Un sacrifice, madame ?
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