Borgia
J’étais dans une mortelle inquiétude… Prenez ma main… Je vais vous reconduire.
– Tout à l’heure, prince ! répondit Béatrix. Je désire encore respirer la fraîcheur parfumée de cette belle nuit…
Le prince se tourna vers les porteurs de flambeaux et les renvoya d’un geste. Quand ils furent seuls, il s’assit près de sa jeune femme.
– Vous avez raison, dit-il, ce sont de douces minutes, celles que l’on passe dans la solitude des rêveries, loin des importuns… La belle nuit !… Comme tout est calme !… Comme nous sommes loin du monde !… Concevez-vous mon bonheur, Béatrix ?…
Il prit sa main. Elle le laissa faire. Seulement, elle eut un léger recul que le vieillard ne remarqua pas.
– Bonheur imprévu, inespéré ! continua le prince Manfredi. Qui eût pu supposer que, parmi tant de jeunes seigneurs épris de votre beauté, vous n’en distingueriez aucun et que ce serait moi, vieillard que guette la tombe, qui deviendrait votre élu !…
– Prince…
Se penchant, le prince Manfredi posa ses lèvres sur la main de Béatrix. Ce n’était plus là un baiser de convenance. C’était un baiser d’amour ! Primevère jeta un léger cri et, presque violemment, retira sa main.
– Qu’avez-vous donc, Béatrix ? demanda le vieillard.
Ce qu’elle avait ?…
Lorsque, affolée par la proposition de Malatesta, placée dans l’alternative de résister à cette proposition ou de voir s’écrouler l’œuvre de défense qu’elle avait si longuement combinée, elle avait eu cette soudaine inspiration de choisir le vieux Manfredi pour mari, elle n’avait pas pensé, à ce moment, que le vieillard, rajeuni par l’orgueil et la joie, voudrait être son époux autrement que de nom !
Elle avait songé seulement à éviter le danger immédiat. Et le danger, c’était de devenir la femme de Malatesta ou de l’un des jeunes seigneurs dont elle avait, dès longtemps, deviné la passion. Elle s’était réfugiée dans les bras du vieillard qu’elle considérait comme un père. Et voilà que le prince Manfredi se révélait amoureux, empressé à réclamer ses droits.
– Venez, chère Béatrix… rentrons.
Et, une fois encore, il voulut prendre sa main. Mais, cette fois, Primevère se recula avec un si visible effroi, que le prince pâlit de dépit. Et il renouvela sa question.
– Qu’avez-vous, Béatrix ?…
– Rien, répondit-elle faiblement.
– Cependant, vous paraissez me redouter et me fuir… Depuis que je suis ici, vous ne m’avez pas dit un mot…
– Laissez-moi un peu, seigneur, voulez-vous ? fit-elle avec effort.
Le prince Manfredi se leva.
– Béatrix, dit-il gravement, quelque pensée secrète vous tourmente. Ne voulez-vous pas me la dire ?…
– Eh bien, oui ! s’écria alors Primevère. Je ne veux rien vous cacher !
– À la bonne heure ! fit Manfredi, avec un sourire amer. Parlez donc sans crainte…
– Eh bien, seigneur, je voudrais… Ah ! je ne sais si vous comprendrez…
– Béatrix ! À quoi bon ces réticences ? s’écria le vieillard. Je vois, je comprends admirablement que vous n’avez aucun amour pour moi. Mais, à défaut d’amour que, vieillard, je ne pouvais espérer, tout au moins pouvais-je prétendre à un peu d’affection sincère…
– Je vous jure que mon affection pour vous est profonde et réelle…
– Et à la soumission de l’épouse ! acheva le prince.
Mais Primevère ne releva pas ce dernier mot.
– Donc, reprit Manfredi, je soupçonne quelque méprise… ou peut-être quelque intrigue dont je serais la dupe. J’ai soixante-douze ans. Nul au monde ne s’est jamais moqué impunément d’un Manfredi… Parlez, Béatrix ! Je vous adjure de parler franchement !
Primevère joignit les mains avec angoisse.
– Vous vous taisez, Béatrix, reprit le prince dont la colère montait d’instant en instant. Vous m’auriez donc bafoué ?… Vous !… Quel mal vous avais-je fait ?… Pourquoi m’avoir choisi, moi, de préférence à tout autre, pour me torturer et m’humilier ?…
– Prince ! dit-elle d’une voix tremblante. Je vais vous dire tout ce qui est dans mon cœur. Après, vous ferez comme votre générosité vous inspirera de faire…
– Calmez-vous, mon enfant, dit-il. Expliquez-vous et ne craignez rien du prince Manfredi qui, en ce moment, ne veut se souvenir que d’une chose, c’est qu’hier encore il vous appelait sa fille.
– Voici la vérité,
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