Borgia
pour Ragastens. Il la passa à rôder autour du palais, interrogeant les lumières qui s’éteignaient l’une après l’autre, cherchant à deviner laquelle éclairait la chambre nuptiale de la princesse Manfredi. L’aube le surprit, pâle et défait, sur la grande place aux platanes.
Il s’arracha enfin à cette torture de jalousie qu’il s’était volontairement imposée et s’en alla en murmurant :
– Allons ! Tout est fini pour moi !
Giulio Orsini, qui l’avait pris en vive amitié, lui avait offert dans son palais une hospitalité que Ragastens avait acceptée de bon cœur. Ce fut donc au palais Orsini qu’il se rendit.
Il réveilla Spadacape, qui dormait du sommeil du juste, et il lui ordonna de seller Capitan.
– Dois-je vous accompagner, monsieur ?
– Non, tu m’attendras ici… Je reviendrai tard.
Puis, lorsque Capitan fut sellé, Ragastens ajouta :
– À propos, il pourrait se faire que je m’absente plusieurs jours ou que je ne revienne pas du tout.
– Sainte Marie ! Monsieur le chevalier m’abandonne !…
Sans répondre, Ragastens avait, du bout de son poignard, fait tomber les pierres précieuses qui ornaient la poignée de son épée – l’épée de César Borgia, si on s’en souvient. Et il dit à Spadacape :
– Tiens ! Voici pour te consoler de notre séparation.
Mais Spadacape recula d’un pas et secoua la tête.
– Eh bien ? fit Ragastens, qu’est-ce qui te prend donc ?
– Monsieur le chevalier, dit Spadacape, c’est une fortune que vous m’offrez là. Je vous en remercie. Mais si vous m’abandonnez, je n’ai besoin de rien. J’aime autant reprendre mon ancien métier…
Ragastens fut ému de la simplicité de ces paroles et du dévouement de cet homme qui, deux mois auparavant, eût assassiné sans scrupule quelque bourgeois attardé au détour d’une ruelle de Rome, pour se procurer le plus petit des diamants qu’il refusait maintenant.
– Ainsi, dit-il, tu ne veux pas te séparer de moi ?
– C’est-à-dire, affirma Spadacape, que l’idée seule de vous quitter me donne des sueurs au front. Ah, monsieur, j’ai donc démérité ?…
– Eh bien, soit ! Viens donc… Seulement, je te préviens que je vais peut-être quitter l’Italie.
– Que m’importe !
– Quoi ! Tu renoncerais à ton beau pays ?
– Monsieur, est-ce que tous les pays ne sont pas beaux, pourvu qu’on y vive avec un peu de liberté ?
Ragastens n’insista pas et fit signe à Spadacape de le suivre, non sans l’avoir forcé à accepter ses diamants.
– On ne sait ce qui peut arriver, dit-il.
Spadacape sauta joyeusement en selle et s’écria :
– Par la Madone, monsieur le chevalier, vous m’avez fait une fière peur !
Ragastens ne répondit pas. Un quart d’heure plus tard, il était hors de la ville. En réalité, il ne savait pas au juste ce qu’il allait devenir.
L’essentiel pour le moment était de passer la journée loin de Monteforte. Il ne se sentait pas capable de se retrouver en face de Primevère ou du prince Manfredi. Il erra donc toute la journée autour de la ville, et l’instinct reprenant le dessus dans ce tempérament positif, il nota avec beaucoup de soin différents points d’attaque ou de défense.
Vers quatre heures de l’après-midi, il se trouva sur le plateau qui dominait le défilé par où il était arrivé avec le comte Alma. À ce moment, Spadacape s’approcha de lui et, allongeant le bras vers une sorte de bicoque :
– Une auberge, dit-il simplement.
– Ah ! ah ! Il paraît que tu as faim ?
– Et soif ! dit Spadacape.
En effet, il n’avait aucune raison de manquer d’appétit comme son maître. Or depuis le matin, ils n’avaient rien mangé. Et Spadacape se demandait, non sans quelque terreur, si le chevalier avait l’intention de se laisser mourir de faim, auquel cas, Spadacape, en digne et fidèle écuyer, n’eût pu faire moins que de se livrer au jeûne le plus sévère. Ragastens le rassura.
– Tu m’y fais penser ! J’ai, ma foi, grand appétit.
Et il piqua sur l’auberge signalée.
Tout en galopant vers l’auberge, Ragastens examina les rochers auxquels elle s’appuyait. Et il constata qu’en effet une de ces roches figurait avec exactitude le profil gigantesque d’une tête d’homme. Un caprice de la nature avait dessiné dans le granit ce qu’il lui arrive si souvent de dessiner avec des nuages.
Ragastens et Spadacape mirent pied à terre
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