Borgia
devant l’auberge qui, tout naturellement, s’appelait l’Auberge de la Tête. Le patron, sa femme, leurs deux fils et une servante, étaient occupés à entasser sur une charrette les meubles, les bancs, les escabeaux, enfin toute la pauvre richesse de ces gens.
– Je crains que nous ne soyons forcés de jeûner, dit Ragastens.
– Je ferai la cuisine, se hâta de répondre Spadacape. Il y a bien par là quelque poulailler, des œufs et des poulets. Je ne vous demande pas vingt minutes pour vous servir une fricassée et une omelette dignes de la table d’un cardinal.
– Peut-on dîner ? cria Ragastens au patron.
– Pourquoi donc pas, seigneur cavalier ?…
– Mais vous déménagez…
– Cela n’empêche pas de manger… Prenez place à cette table, dans le jardin, et on va vous servir.
Il y avait, en effet, un carré de jardin où poussaient des légumes et, le long du rocher, deux ou trois tables.
« Nous serons admirablement ici pour nous battre » pensa Ragastens.
Le patron de l’auberge, homme d’une quarantaine d’années, qui paraissait assez bavard, n’avait voulu laisser à personne le soin de servir le client qui lui tombait du ciel. Et, tout en lui versant un petit vin gris, il chercha à amorcer la conversation.
– Je vois à votre costume, seigneur cavalier, que vous êtes homme de guerre…
– Oui, mon brave.
– Ah ! La guerre ! soupira le digne aubergiste. J’étais si tranquille ici. Me voici forcé de fuir. Je vais aller me mettre à l’abri dans Monteforte où j’espère pouvoir continuer mon petit commerce en vendant à boire à MM. les arquebusiers…
– Excellente idée ! D’autant que vos affaires ne devaient guère prospérer ici.
– Heu !… Mes affaires n’allaient pas trop mal, monsieur. Tel que vous me voyez, je suis connu à plusieurs lieues à la ronde, et il n’est pas d’étranger voyageant dans le pays qui ne soit venu me voir…
– Ah çà ! Mais vous êtes donc une célébrité ?
– Oui, seigneur ! répondit modestement l’aubergiste.
– Et d’où vous vient tant de gloire ?
– C’est que seul, dans le pays, je puis raconter l’histoire du rocher de la Tête. Histoire qui m’a été transmise par mon père qui la tenait du sien. Car, de père en fils, depuis bien longtemps, depuis des siècles, peut-être, notre famille a habité au pied de ces rochers…
– L’histoire est donc bien intéressante ?
– Histoire terrible, monsieur ! Et véridique d’un bout à l’autre !
– Je voudrais bien la connaître…
– C’est facile, monsieur. Je la raconte moyennant un pauvre petit écu. Ce sont là mes bénéfices…
Ragastens jeta sur la table un ducat.
– Voyons l’histoire ! dit Ragastens.
– Vous saurez tout ! s’écria l’aubergiste. Et même je vous montrerai une chose que je montre bien rarement… C’est au fond de mes caves… une trace… un trou, bien visible, qui est la preuve incontestable de toute l’histoire…
À ce moment, le soleil se coucha à l’horizon. L’aubergiste regarda autour de lui avec inquiétude.
– Eh bien ! dit Ragastens. J’attends.
– Voici la nuit qui va venir, fit l’aubergiste, il faut que je me hâte, car je ne voudrais, pour rien au monde, parler de ces choses à la nuit noire !
Et le patron de l’Auberge de la Tête esquissa un signe de croix.
– Pourquoi cela ? demanda Ragastens.
– Parce que, de prononcer le nom du Malin quand il fait nuit, il en résulte un malheur… quelque chose comme du sang versé… une mort d’homme, par exemple.
Ragastens tressaillit. Puis, vidant son verre d’un trait :
– Allez toujours, dit-il.
– Donc, commença l’aubergiste, les choses remontent à une lointaine époque et se passent sous le règne de Philippe III, troisième comte de la dynastie des Alma.
» C’était, dit la chronique, un homme de trente à trente-cinq ans, plein de force, de courage et animé de bonnes intentions. Il était aimé pour sa bonté et admiré pour sa bravoure.
» Dans ce temps-là, des troupes de terribles bandits désolaient la campagne. Il n’était seigneur, si bien armé qu’il fût et si nombreuse que fût son escorte de lances, qui ne dût payer un tribut à ces misérables.
» Le comte Philippe entreprit la destruction de ces bandes et il y réussit. Une seule lui échappa. C’était la troupe des bandits de Jacques le Rouge. Cet homme s’appelait ainsi non seulement parce
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