Borgia
tuer plutôt que d’abandonner sa femme… La nuit vint ; une nuit glaciale. Le vent gémissait dans les gorges de la montagne. Un valet avait allumé un feu dans la tente du comte.
» La nuit était profonde. Tout à coup le comte vit un homme assis à ses côtés. Cet homme lui était absolument inconnu. Malgré le froid intense, il était légèrement vêtu de soie. Il ne disait rien et regardait le comte Philippe avec un étrange sourire.
« Qui es-tu ? » demanda le comte.
» L’homme répondit par un ricanement et posa ses deux pieds dans le foyer, en pleine flamme. Non seulement les pieds de l’inconnu ne furent pas incommodés par le feu qui grésillait tout autour, mais encore le comte s’aperçut que ces pieds n’étaient autres que deux sabots fourchus. Alors il comprit à quel être surnaturel il avait affaire et fit un grand signe de croix.
« Tu m’as reconnu, dit le Malin en frissonnant à ce signe, mais je te préviens que si tu renouvelles le geste que tu viens de faire, je serai forcé de m’en aller et tu perdras l’unique chance que tu aies de revoir ta femme : Béatrix sera dès lors la proie de Jacques le Rouge.
– Tais-toi ! » fit le comte en grinçant des dents, tellement la jalousie le tourmentait.
» Satan se mit à rire.
« Veux-tu rentrer dans Monteforte ? demanda-t-il. Veux-tu détruire Jacques le Rouge et sa bande ? Veux-tu revoir Béatrix ?
– Parle ! fit alors le comte haletant. Que me veux-tu ?
– Rien, ou presque rien ! Je puis te donner le moyen de tracer un défilé à travers les rochers, assez large pour que tu puisses passer avec la troupe, surprendre les bandits et rentrer victorieux dans Monteforte où tu délivreras Béatrix…
– Que faut-il faire ?
– C’est bien simple. Tu vas signer cet acte. Et moi, je vais te donner cet anneau d’or que tu mettras à ton doigt… Par le moyen de cet anneau, tu ouvriras d’un seul coup, à travers les roches, la brèche indispensable. Dans dix ans, tu reviendras à cette place me rapporter mon anneau… Si tu ne veux pas le rapporter l’âme de ta femme Béatrix m’appartiendra.
– Et si je te le rapporte ?
– Alors je reprendrai mon anneau. Et, dès ce moment, c’est ton âme qui m’appartiendra. Acceptes-tu ?
– J’accepte ! fit résolument le comte Philippe. Donne-moi une plume et de l’encre, que je signe ton parchemin ! »
» Satan vérifia soigneusement la signature, plia son parchemin, le fit disparaître et remit un anneau d’or au comte Philippe.
« Dans dix ans, jour pour jour, ou plutôt, nuit pour nuit, rappelle-toi bien cela, dit-il. Sans quoi, c’est l’âme de Béatrix qui m’appartient ! »
» Cela dit, le Malin poussa un éclat de rire strident et s’enfonça dans la terre.
» Sans perdre une minute, le comte Philippe sortit de la tente et fit sonner du cor pour rassembler ses hommes d’armes. Alors, il annonça qu’on allait donner l’assaut. Tous le crurent fou. Mais le comte, se tournant vers les rochers, son anneau au doigt, étendit la main. Aussitôt, un fracas épouvantable se fit entendre, comme si des milliers de tonnerres eussent grondé dans le ciel.
» Alors, l’armée, émerveillée et épouvantée tout à la fois, vit la montagne s’entr’ouvrir, les rochers se fendre, et un beau chemin se dessiner jusque sous les murs de Monteforte. Ce chemin encaissé a été nommé pour cela le Défilé d’Enfer. C’est par là que l’armée de César Borgia a donné une fois l’assaut à Monteforte. Et c’est par là qu’elle sera obligée de passer encore…
– Oui !… C’est par là, dit Ragastens rêveur.
– Inutile de vous dire, reprit l’aubergiste en continuant son récit, que le comte Philippe, grâce au défilé d’Enfer, put surprendre la ville. Les bandits de Jacques le Rouge furent massacrés jusqu’au dernier. Je vous laisse à penser la joie des deux époux. Quelques années s’écoulèrent en plein bonheur. Cependant, la date fatale approchait et le comte Philippe s’assombrissait de jour en jour. Enfin, la veille du jour où les dix ans allaient expirer arriva enfin. Le comte Philippe s’en fut trouver l’évêque de Monteforte et eut avec ce digne prélat une longue conversation. Le lendemain soir, le comte se dirigea vers la place où nous sommes. Minuit sonna. Satan se présenta aussitôt.
« C’est bien, dit-il, je vois que tu es fidèle au rendez-vous. As-tu mon
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