Borgia
sommes chargés de vous le désigner…
– Désignez-le ! fit le prince d’un ton bref.
– Pour donner la mesure entière de ses dispositions conciliatrices, notre maître n’a pas voulu choisir quelqu’un des seigneurs que vous aimez. Il se contente de l’un de vos officiers, qui n’est même pas de ce pays et que vous connaissez à peine. C’est celui qu’on nomme le chevalier de Ragastens. J’ai dit, monseigneur. Quelle réponse dois-je porter à l’illustre capitaine que nous avons ici l’insigne honneur de représenter ?…
Le prince Manfredi fut secoué d’un long tressaillement. Il regarda Ragastens.
Celui-ci s’était croisé les bras. Ses yeux, étincelants d’insolence volontaire, de défi, d’arrogance cherchée, allaient du prince Manfredi aux officiers parlementaires.
Une joie terrible agita le vieux Manfredi. Il tenait sa vengeance. Une vengeance affreuse, comme il n’eût pu en imaginer une plus complète.
– Nous attendons, prince ! reprit l’officier de Borgia.
Ragastens fit un pas vers Manfredi. Et, les bras toujours croisés, les yeux dans les yeux, d’une voix basse, empreinte d’un mépris hautain, il murmura :
– Qu’attendez-vous pour me livrer ?
Le prince demeura un instant comme écrasé. Son visage devint plus livide encore.
Il sentait sur lui le souffle de Ragastens. Et il lui semblait que ce souffle l’emportait dans une tempête de mépris. Enfin, il se redressa et étendit le bras. Ragastens se dirigea vers les parlementaires comme si, déjà, il eût été prisonnier.
– Messieurs, dit alors le prince, voici ma réponse.
La voix du vieillard était étrangement calme. Une sorte d’auguste solennité s’était étendue sur sa figure qui, l’instant d’avant, était ravagée par les secousses de la passion.
– Ma réponse, continua-t-il, c’est celle que vous ferait tout homme de sens. Vous donner le chevalier de Ragastens, ce ne serait pas seulement une lâcheté…
Les parlementaires firent un geste.
– Attendez, reprit le prince. Nul de vous n’ignore la haine personnelle de César Borgia contre M. de Ragastens. Venir me proposer, à moi chevalier de l’ordre des Preux, de livrer un ennemi à son ennemi mortel, c’est m’insulter gravement.
– Prince ! interrompit l’officier avec hauteur.
– Je n’ai pas fini, dit Manfredi avec la même majesté. La raison que je viens de vous donner, vous ne la comprenez pas, sans doute. Capables de faire appel à la félonie, vous et votre maître, vous êtes incapables de comprendre la loyauté. Je vais donc vous donner, comme je vous le disais en commençant, une raison de simple bon sens.
Les officiers parlementaires étaient blancs de fureur. Quant à Ragastens, il se demandait s’il rêvait.
– Voici, messieurs, acheva Manfredi. Allez dire au prince Borgia que le chevalier de Ragastens est le seul que je ne puisse pas lui livrer, parce que, dès ce moment, je le désigne pour prendre le commandement de notre armée, au cas où je viendrais à succomber dans une bataille.
– Prince !… s’écria Ragastens, bouleversé d’émotion.
Mais Manfredi lui imposa silence d’un geste. Puis, s’adressant aux envoyés de César :
– Allez, messieurs. Nous n’avons plus rien à nous dire.
Les trois officiers saluèrent. La grande porte fut ouverte. Les hérauts sonnèrent une brève fanfare. Puis les parlementaires traversèrent la galerie, suivis de leur escorte.
Cependant, le prince et Ragastens étaient demeurés seuls. Le chevalier, le cœur gonflé, vaincu par la magnanimité de son adversaire, contempla un moment le vieillard avec une sorte de vénération.
– Monsieur, vous ne me devez pas de gratitude. C’est pour moi-même que j’ai agi… j’ai voulu obéir à la devise de l’ordre auquel j’appartiens : Brave, fidèle et pur !
– Cette devise, fit Ragastens d’une voix brisée par l’émotion, vous obligeait peut-être à ne pas me livrer à César, elle ne vous forçait pas à me créer votre successeur.
– Jeune homme, vous ne m’avez pas compris… Je vais donc vous expliquez clairement ce que j’attends de vous.
– Parlez, monseigneur. D’avance, je souscris à vos désirs.
– Oui !… Je sais qu’on peut se fier à votre parole. Jurez donc, monsieur, que vous respecterez ma volonté.
– Je vous le jure par mon nom, dit Ragastens gravement. Je vous le jure sur cet insigne d’honneur et de chevalerie que vous avez
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