Brautigan, Un Rêveur à Babylone
aussi avait fait partie d’une bande
prête à tous les mauvais coups pourvu qu’il y ait du danger.
Il se promenait une fois avec l’un de ses amis, lorsqu’ils
croisèrent sur leur chemin un chien impressionnant – un danois si ses
souvenirs étaient bons. Ils ont vite fait d’adopter l’animal, sans trop
réfléchir au sort qu’ils allaient lui réserver. Une décision esthétique en
quelque sorte.
Leur promenade les a menés à un hôpital. Un des copains a
fait le guet. Ils ont fait entrer le chien dans une salle d’opération vide et
l’ont abandonné là.
C’est avec moins de bonheur qu’il évoqua une nuit entière
passée sous un poulailler, tandis que les voisins, qui en avaient assez des
farces de ces petits voyous, avaient organisé une battue. Je crois que le tour
qu’ils leur avaient joué, cette fois-là, était à base de ballons remplis d’eau
et de sang de poulet. Richard et ses copains conclurent de cette rébellion
qu’il était temps de déplacer le théâtre de leurs opérations.
Au sujet de son père, Richard fit des commentaires fort
intéressants. Il dit ne l’avoir rencontré que deux fois. La première fois, ce
fut à l’hôtel :
« On m’a poussé dans une pièce, il y avait là un homme
qui m’a donné un dollar en argent pour aller au cinéma. » La seconde
rencontre eut lieu chez le coiffeur : « Il avait le visage barbouillé
de mousse à raser, et je lui ai dit qui j’étais, et il m’a donné un peu
d’argent pour qu’une fois encore j’aille au cinéma. »
Quand il racontait ces histoires, un regard particulier
apparaissait sur son visage. L’expression typique des moments où il s’engageait
sur un terrain glissant. Il se remémorait ses souvenirs sur un ton monocorde,
en utilisant des phrases plates, sans émotion apparente, comme pour dire
« ce ne sont que les faits bruts ». Jamais il n’aurait admis avoir
été blessé. Il lui fallait contenir toute sa douleur.
Après sa mort, Ianthe m’a raconté ce à quoi il a été exposé
pendant son enfance, soit en tant que témoin, soit en tant que victime :
mauvais traitements, abandon, négligence. Un soir que l’un de ses beaux-pères
n’avait pas apprécié le talent culinaire de sa mère, il avait saisi la poêle,
l’avait assommée avec, puis avait continué de préparer le repas avec le même
ustensile.
Un des beaux-pères avait loué une maison. Il les y avait
installés, puis avait disparu. Ils finirent par se faire expulser. Sans le sou,
la famille s’en remit à l’Aide publique et dut emménager dans des logements de
l’Assistance… avant que le beau-père ne réapparaisse.
Ces remue-ménage furent source de souffrances pour les
enfants. Entre six et neuf ans, Brautigan fut abandonné trois fois.
Un après-midi, il est rentré de l’école. Sa mère et sa sœur
avaient disparu, emportant tout avec elles. Il a passé une semaine tout seul à
la maison. Ce sont les voisins qui ont retrouvé la piste de sa mère et lui ont
payé un ticket de bus pour la rejoindre.
Il a été fréquemment malmené et a connu des situations
extrêmes. L’un de ses beaux-pères, qui passait son temps à « le tabasser
et le tabasser », a même une fois essayé de lui casser le bras.
Il se souvenait avoir été « offert en location »,
avec sa sœur, à des voisins, pour exécuter des corvées ménagères. C’est à l’une
de ces occasions qu’on l’a obligé à assister au spectacle de sa sœur qu’un
voisin sadique fouettait, parce qu’elle avait commis quelque maladresse.
Sa mère, prétendait-il, était du genre à aimer les enfants
quand ils étaient encore bébés, mais à les ignorer ou les terroriser par la
suite. Lorsque Brautigan a eu l’appendicite, on l’a collé au lit avec la
fièvre, et ce n’est qu’au bout du cinquième jour qu’un voisin a fini par
alerter le médecin local. Richard a gardé le souvenir de ce docteur qui ne
dépassait pas le vingt kilomètres à l’heure, le maintenant sur son giron de
peur que l’appendice enflammé n’éclate.
Il n’a pu effacer de sa mémoire l’image du toubib en pleurs,
les larmes de rage et de pitié qui pleuvaient sur lui. Un autre détail tout à
fait typique de Richard était resté associé à cette histoire : les
pitreries du petit garçon avec qui il avait partagé sa chambre d’hôpital. Il lui
était interdit de rigoler, à cause des points de suture, et qu’est-ce que ça
avait été
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