Byzance
debout, trop accablé de terreur pour faire le bilan de ses malheurs. Après ce qui lui parut des heures, il entendit des pas et des voix, puis plus rien. Ses jambes lui firent mal ; il s’appuya au mur puis s’assit sur le sol de marbre froid. Sa résurrection, la nuit précédente, s’était achevée si brusquement qu’il pouvait douter de sa réalité : un papillon traversant son champ de vision par un soir d’automne sans lendemain. Kristr était cruel : il offrait le plaisir puis vous en punissait… Non, c’était Odin : le prophète du destin était enfin venu réclamer le reste de ce qui lui avait été dérobé quatre ans auparavant. Cette idée lui fut un réconfort dans sa mélancolie : l’horrible chute dans le noir qui avait débuté à Stiklestad allait enfin s’achever.
— Nordbrikt ! Lève-toi, espèce de mangeur de rats ! Tu dormirais sur le gibet !
La lampe l’éblouit, le bailli de Iaroslav, au visage balafré, lui lança un coup de pied dans les chevilles.
— Cette fois tu as baisé le cul du diable ! lança-t-il en poussant Haraldr vers la double porte.
Le bureau du grand-prince Iaroslav était éclairé par une seule lampe vacillante posée sur une table massive au plateau d’ivoire incrusté de tridents d’argent. Des manuscrits reliés de cuivre et d’ivoire étaient empilés près du coude gauche de Iaroslav. Il les écarta. Les doigts courts du grand-prince, pareils à des larves, rampèrent sur la table comme s’ils cherchaient quelque chose dans la pénombre. Enfin Iaroslav leva les yeux. Il avait un visage d’une pâleur huileuse, légèrement jaune, voisine de celle de la table. Des plis violets formaient des bourrelets séparés sous ses grands yeux globuleux.
— Haraldr Nordbrikt, Haraldr Sigurdarson, dit-il d’une voix lasse, éraillée, comme s’il se demandait lequel des deux noms l’offensait le plus. J’ai perdu beaucoup trop de temps à m’occuper de…
Il s’arrêta, reprit haleine.
— Toi.
Sa main droite saisit une minuscule cathédrale ciselée dans une pierre précieuse et ses doigts ne cessèrent de la tourner et de la retourner.
— À présent, si je comprends bien, tu as présenté une sorte de… demande à ma troisième fille.
La voix du grand-prince s’adressait à lui-même et Haraldr ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Avait-il rêvé ? Il éprouva comme une bouffée de surprise et d’espoir.
Le grand-prince se leva, contourna la table de sa démarche bancale et s’arrêta soudain, le ventre braqué vers la ceinture de Haraldr. Ses yeux n’offraient vraiment aucun espoir.
— Tu es le contraire de moi à tous égards. Dieu t’a fait grand et droit. Je suis petit et tordu. Ton père et ton frère t’ont adoré comme si tu étais le crâne sacré de saint André. Mon père, ce blasphémateur lubrique, m’a banni à Rostov puis a essayé de m’extorquer tribut. Et j’ai dû combattre mon frère Sviatopolk pendant dix ans pour le droit de gouverner cette ville.
Il éleva la voix et son visage s’assombrit.
— Et pourtant je suis le seul que l’on appelle grand-prince, toute l’Europe vient à moi, même l’empereur grec m’appelle son ami, mais toi…
Iaroslav haleta comme s’il manquait d’air.
— Tu n’es qu’un prince sans nom, sans un seul sujet prêt à prendre l’épée ou à donner un sou pour ta cause. Tu portes le simple rang de detskii dans ma petite Droujina. N’as-tu pas la responsabilité insigne de relever l’octroi au pont du Cygne ? Et je peux t’annoncer que tu n’accéderas jamais à un rang supérieur.
Haraldr ravala la honte de quatre années d’humiliations.
— Je sais pourquoi tu me regardes avec mépris, lança le grand-prince.
Il s’arrêta, comme au bord d’un précipice, puis fit un pas en avant.
— Tu oses affronter le grand-prince parce que tu connais les ragots qui ont couru dans toutes les cours du Nord. Tu sais que ton frère a couché avec ma femme ! Tu oses m’affronter parce que ton frère a sali ma femme de ses désirs puants ! Parce que ton frère a posé ses mains sur ma femme et l’a souillée. Après tout ce que j’ai fait pour lui, il l’a culbutée comme le satyre baveux qu’il était. Il l’a ravalée avec ses sales désirs !
Haraldr l’ignorait. Son frère avait toujours parlé d’Ingigerd avec passion, mais jamais Haraldr n’avait imaginé qu’ils eussent été amants. Il comprit soudain le péché pour lequel il
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