Byzance
tellement soulagé de sentir de nouveau en lui la faveur d’Odin, qu’il se croyait capable de frapper d’estoc et de taille jusqu’à ce que sa lame s’émousse.
Les Sarrasins ne manquaient pas de bravoure. Ils avançaient en colonnes sans fin avec leurs visages noirs hurlants et leurs yeux d’agate, en faisant siffler leurs flèches. Et ils tombaient sous les lames varègues sans merci. Les bottes de Haraldr étaient trempées de sang, quand la horde sarrasine disparut enfin, s’évapora comme une brume de mer sous l’éclat d’un soleil matinal.
Le chemin devant eux était jonché de cadavres. Fleurs d’horreur, les robes blanches et les justaucorps de coton tissé étaient parsemés d’écarlate. Tant de cadavres !… Romains et Sarrasins au début, puis un nombre croissant de Romains, leurs armures trempées, les byrnnies sans manches rougies, les casques coniques ici et là. Les gémissements des chevaux à l’agonie se mêlaient aux hurlements de souffrance des hommes. Au-dessus, les vautours dessinaient des cercles écœurants. L’armée thématique de Cilicie avait été virtuellement détruite. Les voitures impériales étaient entourées par un contrefort de cadavres. Plusieurs eunuques en robe blanche, assis par terre, gémissaient en se frappant la poitrine et en déchirant leurs ourlets de soie ; Siméon, debout, semblait un cadavre qui n’aurait pas eu la force de tomber. Une femme brune vêtue de soie s’éloignait d’un pas d’automate, et Haraldr, le cœur battant, se mit à courir vers elle. Maria ! Mais non, c’était Anna. Puis Haraldr vit la voiture décorée de pourpre de l’impératrice. Le lourd chariot à quatre roues avait été renversé. La portière de laque blanche décorée d’or avait été soulevée. Haraldr jeta un coup d’œil à l’intérieur. Le parfum qui s’attardait, son parfum, l’étouffa d’angoisse. La voiture était vide.
Blymmédès arriva au galop et sauta de son cheval, le visage blême. Il enjamba les cadavres pour regarder dans la voiture à son tour, puis se tourna vers Haraldr, et murmura :
— Vous êtes le meilleur tacticien de nous tous, mon ami.
Du bout du pied, il retourna un des cadavres sarrasins. L’homme avait une barbe noire impeccable et des dents gâtées que l’on apercevait entre des lèvres mauves légèrement entrouvertes. Un de ses yeux était devenu violacé, mais l’autre était ouvert, et l’iris semblait aussi noir qu’une plume de corbeau.
— Ce ne sont pas des Sarrasins, dit le domestique entre ses dents, tandis que les larmes lui montaient aux yeux. Des Seldjouks.
Haraldr regarda la mer au-delà de la plaine, puis se tourna vers les cimes enneigées, orangées sous les rayons du soleil levant. Où était l’impératrice ? Et où était son amour ? Distraitement, souffrant trop pour se concentrer, il se mit à la recherche de signes de vie parmi les blessés. Il souleva une épaule et retourna sur le dos un corps inerte. Il reconnut le pectoral de bronze avant même de voir le visage. Michel Kalaphatès. Haraldr arracha le pectoral et demanda qu’on apporte de l’eau aux lèvres couvertes de sang. Kalaphatès était en vie.
— Komès !
Haraldr laissa Kalaphatès avec le porteur d’eau et rejoignit Blymmédès, agenouillé près d’un cadavre qu’il venait de découvrir sous plusieurs Seldjouks massacrés. Les traits arrogants étaient presque sereins. Le corps du stratège Mélétios Attaliétès reposait dans le sommeil éternel, son pectoral d’or percé par un épieu brisé, et son casque d’or écrasé dans son crâne jusqu’au-dessus de son oreille. Blymmédès referma les yeux entrouverts d’Attaliétès avec respect, puis murmura une épitaphe :
— Il s’est battu avec courage.
Le Palais de la Magnara était sombre et vide. On avait roulé les tapis et les silhouettes en robe noire arpentaient le marbre nu. Malgré la taille de ses énormes bottes en forme de battoir, l’orphanotrophe Joannès ne faisait aucun bruit susceptible de masquer le murmure de sa robe de laine fine. Tout en marchant, il calculait le temps comme il calculait tout – dans sa tête, avec une décision sans faille. Il n’avait pas besoin de compter sur le cliquetis incessant des clepsydres qui marquaient les heures pour les inférieurs, parce qu’il pouvait compter sur le bruit – non, pas le bruit mais quelque chose de plus subtil, de plus intuitif – de la ville. Sa ville. Il
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