Byzance
précédent avait mis du désordre dans la mienne.
D’un geste comique de la main, Fleur indiqua que l’« invité » avait apparemment vomi.
— Cet homme a insisté pour que je l’emmène tout de même dans ma cabine. La troisième sur la droite. Je me suis dit : pourquoi pas ? Les hommes font des requêtes si étranges. Bon, j’ai donc enlevé les draps sales et je me suis allongée sur le matelas nu. J’avais commencé à me déshabiller d’une manière que la plupart des hommes trouvent provocante, mais il m’ordonna de tourner le dos. Bon. J’ai fini de me déshabiller et je l’ai trouvé encore tout vêtu, avec le bras qui fouillait sous le matelas. « Tourne-toi, m’a-t-il lancé aussitôt, ma pudeur m’oblige de te demander de tourner le dos tant que je ne me suis pas habitué à la nudité. » Quoi ? Jamais je ne l’avais entendue, celle-là. J’eus l’impression que tout allait devenir plus étrange qu’à mon goût. Bon, j’ai fait semblant de me cacher les yeux, mais je l’ai épié à la dérobée, comme ça, et je l’ai vu replonger la main sous le matelas. Cette fois j’ai découvert la cause de sa pudeur. Il a sorti miraculeusement de sous le matelas un grand portefeuille plat. Il l’a caché dans ses vêtements, qu’il a enlevés aussitôt. Ensuite, bien entendu, il m’a demandé de venir près de lui et il a fait son affaire à la manière des hommes.
Haraldr secoua la tête. Gabras, ce petit porc à la bouche sucrée.
— Avez-vous la moindre idée de l’identité de cet… invité excessivement pudibond ?
— Oui, manglavite, répondit Anatellon. Dès que Fleur m’a mis au courant de ces coïncidences, j’ai posé quelques questions parmi ma clientèle. L’homme s’appelle le Médecin. Non parce qu’il ordonne des médicaments, des purges ou des potions mais parce qu’il peut rapidement alléger toutes les souffrances et les peines que cette vie nous apporte.
Anatellon passa l’index en travers de sa gorge, comme pour la trancher.
— Où donc deux hommes du Nord souffrants pourraient-ils trouver cet apothicaire ? demanda Mar.
— Au Stoudion, répondit Anatellon d’un ton de mauvais augure.
— Au Stoudion.
Le ton de Mar était l’inverse de celui d’Anatellon : il prononça le mot comme s’il s’agissait d’un joyau rare.
* *
*
Les lampes à huile lançaient une lumière jaunâtre sur les liasses de documents et leur donnaient un air ancien, comme s’il s’agissait d’archives. Joannès se frotta les yeux et désira que ces papiers reflètent authentiquement un grand courant de l’Histoire et non pas seulement les aspirations fragiles d’un seul homme – une vie humaine paraît si éphémère, si insignifiante par rapport au grand firmament du temps. À moins que… Oui, autour de lui, dans ces chiffres, cette législation, ces ordonnances fiscales, se trouvaient les dimensions de son immortalité. Oui, de même que les bâtisseurs de Sainte-Sophie avaient procédé de simples modèles réduits de bois jusqu’à un édifice qui régnerait à travers les millénaires jusqu’à la trompette du Jugement Dernier, de même ces papiers représentaient le plan et la vision du grand édifice qui serait le témoignage immortel de sa présence. Et pourtant, tout comme les architectes de l’église mère, il avait besoin d’un maître d’œuvre, d’un dos pour hisser les briques et les placer dans le cadre précis de son plan. Il avait cru bien choisir son maître d’œuvre, un dos large et noble. Mais ce dos était maintenant courbé et malade ; chaque jour, il apportait de moins en moins de briques pour les voûtes qui s’élevaient vers le ciel. Chaque jour le maître d’œuvre de l’architecte Joannès prenait du retard sur le programme qu’il fallait respecter.
Joannès regarda les papiers sur son bureau. Brillant. Cette série de novelles (une novelle était une nouvelle loi décrétée par l’empereur) engendrerait assez de revenus fiscaux pour remplir même les vastes trésors souterrains du Grand Bulgaroctone, assez de revenus pour envoyer de nouveau des armées et des flottes jusqu’aux Colonnes d’Hercule, pour regagner Alexandrie et Alep, pour faire courber la tête à Venise et à Gênes, pour récolter de nouveau les richesses du Tigre et de l’Euphrate, pour humilier les califes et les Bulgares, pour exterminer les Scythes de la face de la terre. Le monde tel que le Pantocrator avait ordonné qu’il
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