Byzance
blessé. Puisque vous êtes tous ici, pourquoi ne resteriez-vous pas ?
Le komès de la Garde khazar regarda la liste et fronça les sourcils.
— Je suis sûr qu’il y a une erreur, manglavite. Je ne trouve pas votre nom, dit-il en levant les yeux avec un haussement d’épaules de sympathie. Je peux envoyer un homme au bureau de l’orphanotrophe pour en demander la raison. Il doit y avoir encore quelqu’un. Je suis sûr que cela ne pose aucun problème.
— J’apprécie votre proposition, komès, répondit Haraldr, mais ne vous donnez pas cette peine. Cette affaire peut attendre.
Il le salua aimablement de la tête et redescendit l’escalier conduisant aux portes de bronze du Gynécée impérial. Il se sentait à la fois soulagé et plein de honte : soulagé que la Garde khazar à l’entrée du Gynécée n’ait pas pu le laisser passer (l’accès aux appartements des femmes impériales était maintenant limité aux quelques noms choisis par Joannès) et plein de honte pour avoir essayé de revoir Maria.
Il erra sans but parmi les jardins en terrasses au-dessous de l’Hippodrome. Il avait décidé ce soir-là d’affronter Maria pour découvrir si elle voulait parler de Joannès ou de l’empereur, et au nom de qui elle avait posé sa question mortelle. Mais le destin venait de lui confirmer ce que sa raison lui avait répété tant de fois : « Oublie cette femme. » Peu importait au fond qu’elle eût utilisé la ruse de l’amour pour tuer un homme bon ou un homme mauvais. Il se rappela les paroles prononcées la veille par Mar au sujet de l’esprit romain. Il n’avait pas encore pleinement compris la complexité – et la cruauté – de cet esprit ; mais s’il devait risquer ici sa vie et celle de ses hommes liges, il faudrait qu’il s’imprègne de ces formes contournées de pensée. Seulement, on ne pouvait pas aimer avec un esprit romain. Le cœur ne supporte pas les voiles. Il s’arrêta près d’un petit bassin entouré d’arbres et bordé de bancs de pierre. Il s’assit et regarda les poissons glisser en silence dans leur domaine perlé, sous la lumière d’or terne de la lune. Les faibles phosphorescences de l’eau le firent songer à la Norvège, aux fjords de Trondheim, et il se revit au bord de la falaise avec au-dessous de lui l’eau pareille à une dalle de lapis-lazuli polie ; plus loin vers l’ouest l’étendue bleu-vert, modelée par le vent de la pleine mer, scintillait sous les feux du couchant. La Norvège. Il était riche à présent. Et à la tête d’un noyau d’armée bien entraîné et dévoué. « Rentre dans ton pays. » Mais au moment même où cette pensée se formulait, il se rendit compte qu’il en était incapable. Tout d’abord, est-ce que l’âme de son homme lige Asbjorn Ingvarson avait vraiment été vengée ? Et puis d’autres âmes l’appelaient à son aide. Le Stoudion. Les images de ces déshérités venaient le hanter comme des rats sans peur se jetant sur de la chair moribonde. Il ne pouvait pas supporter ces images. Et il ne pouvait pas les oublier non plus.
La chute d’un insecte forma des ondes à la surface de l’eau et plusieurs poissons se précipitèrent. Détruire Joannès : Haraldr comprenait qu’il ne pourrait pas guérir les maux de Rome ou même apaiser sa propre âme troublée sans détruire Joannès. Et pour y parvenir, il faudrait qu’il pense avec l’esprit romain. Pour commencer, il aurait besoin de Mar. Non d’une collaboration réticente avec Mar : d’une association difficile mais nécessaire avec un allié auquel il ne pouvait pas faire confiance. Oui, il s’allierait à Mar ; il s’allierait au diable pour abattre la bête au cœur sombre de Rome. Et quand Joannès serait détruit, peut-être les deux hommes du Nord pourraient-ils se séparer en bonne entente ; peut-être aussi le destin voudrait-il choisir entre eux… Dans ce dernier cas, la meilleure façon d’apprendre comment vaincre un homme en combat singulier était de s’allier d’abord à lui.
Il ne pouvait pas dormir, son esprit était trop agité par toutes les perspectives qui s’offraient. Il prit le chemin qu’il avait suivi avec Mar la nuit précédente et déboucha dans le paysage étrange au-dessous de l’Hippodrome. Tout semblait comme la veille, les animaux de cirque, le clinquant et la tristesse des funambules, les cabanes des chiromanciennes et des devins. Mais ce soir, il n’était pas accompagné par le
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