Byzance
et le jarl Rognvald à la proue. C’était un homme de petite taille, à l’œil gris, qui se rasait le crâne hormis une longue mèche grise au-dessus de chaque oreille. Gleb boitait depuis sa première descente du Dniepr – son bateau avait été drossé sur des écueils. Après cela, il avait vécu pour « vaincre le fleuve », et avait entrepris trois voyages de plus dans ce but. Mais on disait que Iaroslav avait dû faire des fils et des petits-fils de Gleb des hommes riches avant de pouvoir le convaincre de devenir le chef pilote de cette expédition.
— Un homme doit avoir la chance du monde entier pour descendre quatre fois le Dniepr, avait dit Gleb au jarl Rognvald. Quand il commence son cinquième voyage, il a épuisé toute la réserve de chance qui existe.
Le pilote boiteux se retourna vers le jarl.
— Ils vont nous donner du spectacle, dit-il.
Plusieurs bateaux, à force de rames, les avaient rattrapés ; et de la proue du bateau de tête une tache d’or réfléchit le soleil : byrnnie, casque, barbe tressée aux reflets de pépites.
On ne l’avait guère entendu depuis le départ de Kiev. Il avait communiqué avec le jarl Rognvald par l’entremise d’un messager, et ses hommes s’étaient montrés parfaitement disciplinés sur l’eau. Maintenant, juste au moment où Haraldr commençait à penser que Hakon faisait partie de ses rêves, il réapparaissait.
— Jarl Rognvald, nous devons accoster plus bas ! lança Hakon d’une voix impérieuse. Ces fornicateurs de squelettes ont l’intention de nous faire fête. Je veux leur montrer que nous avons nous aussi des talents.
Le jarl se tourna vers Gleb et haussa les sourcils. Le pilote inclina la tête.
— La frayeur est l’épée la plus tranchante des Petchenègues. Nous devons leur montrer que notre acier est aussi bon.
Les Petchenègues avaient piétiné un chemin jusqu’au fleuve à la manière d’un immense troupeau de lemmings géants. Seule une douzaine d’arbres, au bord de l’eau, dénudés comme des mâts et curieusement groupés par paires, s’élevaient au-dessus d’une mer de têtes d’hommes et de chevaux, sur plusieurs milliers de coudées de large et, en longueur, jusque derrière une colline lointaine. Les guerriers avaient mis pied à terre. Ils portaient leurs vêtements grossiers ainsi que le butin conquis sur une dizaine d’autres peuplades : des robes mal tissées, des chapeaux et des pourpoints de cuir, des tuniques de peau et de fourrure, des casques à pointes ou coniques sur leurs cheveux noirs brillants, des blouses de toile de Frise en lambeaux, des byrnnies de mailles et des disques de fer… Un groupe de potentats petchenègues portait même des robes de soie et des bracelets brillants sur les biceps. La horde disparate les accueillit par un déferlement de cris aigus et de hurlements.
Le bateau de Hakon dériva plus près de la berge.
— Apporte-moi les instruments sur lesquels je vais jouer ma mélodie ! brailla le géant doré.
On poussa vers la proue du bateau cinq petits bonshommes noirauds, pieds et poings liés. Les Varègues avaient capturé un certain nombre de Petchenègues non loin de Kiev dans l’intention de les vendre comme esclaves à Constantinople, s’ils ne trouvaient pas une meilleure façon de les utiliser avant.
À terre, on s’agita soudain autour d’une des paires de troncs d’arbres. Les Petchenègues firent ployer les deux grands mâts l’un vers l’autre en une sorte d’arche.
Gleb cracha par terre et ses mâchoires se crispèrent. Depuis les bateaux de Rus, on aperçut la peau blanche d’un homme nu qui se débattait. Les Petchenègues le hissèrent et le ligotèrent entre les troncs, bras et jambes écartés. On eût dit une araignée au milieu du réseau de cordes. Le tumulte enfla démesurément puis se tut. Un seul son flotta au-dessus de l’eau : le hurlement de souffrance d’un homme.
Une épée petchenègue vola comme une étincelle d’argent près de la base d’un des deux arbres. Les cimes jointes des troncs bougèrent presque imperceptiblement. Puis, avec une terrifiante soudaineté, les troncs s’écartèrent et l’araignée blanche explosa en un jaillissement écarlate. Le torse parut tomber lentement comme une feuille. À chaque arbre un bras et une jambe continuaient de gigoter.
Le visage de Hakon avait des reflets de soleil couchant à côté du teint de cendre de ses Varègues. Sans un mot, il choisit son instrument.
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