Byzance
a construit des routes et des ponts pour ses prêtres, et une kirke dans chaque ville. On peut voir également ce que Kristr a permis à Iaroslav – qui n’est pas un très grand homme – dans sa ville de Kiev. Et bien entendu, Kristr a aidé les Griks à construire Miklagardr. À ce seul égard, le pouvoir de Kristr est supérieur à tout autre. Mais j’ai parfois l’impression que Kristr aime davantage les bâtiments que les hommes.
Le jarl étendit ses mains au-dessus de l’eau.
— Odin est un dieu plus généreux. On raconte que Kristr a été crucifié un jour pour montrer aux hommes le chemin du paradis. Mais Odin s’est pendu à l’arbre sans racine la tête en bas pendant neuf jours, pour pouvoir arracher l’hydromel de la poésie des profondeurs du monde d’en bas. Il a partagé cette liqueur avec les hommes, avec tous ceux qui osent accepter son présent.
Il regarda Haraldr, et ses yeux brillèrent dans le noir comme de la glace en hiver.
— Ces vers que tu as récités la veille de notre départ, à Kiev… si incisifs et si vrais, venus sur tes lèvres comme un coup de tonnerre… C’était une folie, une folie soufflée par Odin. Exactement comme la Rage-du-Combat.
Haraldr ne répondit pas, mais la peur couvait sous chacune de ses pensées. Il avait vu à Stiklestad la Rage-du-Combat qui saisissait les Enragés : le Chien avec son groin et ses yeux rouges, qui portait l’armure de peaux dont parlaient toutes les légendes. Oui, se rappela Haraldr, la Rage n’est pas seulement une fable païenne. Elle existe. Et c’est une folie.
— L’autre soir à Kiev, je t’ai observé. Quelque chose t’a retenu de frapper Hakon. Et ce geste de retenue indiquait plus de courage que si tu avais sottement répandu le vin de tes veines. C’est peut-être Odin lui-même qui a retenu ton bras. Je sais que ce n’est pas ma main. Je pense que les blessures de Stiklestad sont enfin cicatrisées. Je pense que tu es prêt à accepter le deuxième présent d’Odin, la Rage-du-Combat.
— Tu étais près de moi lors de ma dernière bataille, jarl, répondit Haraldr, encore torturé par ses propres remords. Aimerais-tu m’avoir à tes côtés pendant la prochaine ?
— Je ne saurais souhaiter meilleur compagnon d’armes. Ne t’ai-je pas enseigné tout ce que je sais ?
— Ton enseignement n’est pas en cause. Tu sais que cela a compté pour moi plus que toute autre chose. Mais il y a en moi un… une entrave qu’aucune leçon ne saurait supprimer. Si je croyais qu’Odin pût m’en libérer, j’implorerais son aide. Mais je sais que la force pour rompre ce nœud doit venir de l’intérieur. Les dieux ne peuvent pas répondre à toutes les questions dans l’esprit d’un homme.
Le jarl Rognvald regarda longuement le fleuve. Un insecte velu vola contre son visage et il le chassa.
— Haraldr, j’ai été un guerrier toute ma vie, et je ne connais de la vie que la guerre. Je ne suis pas un poète comme toi, et je ne peux te dire que ce que je sais.
Il se tut et baissa les yeux vers ses mains.
— Je suis allé dans le monde de l’esprit. Crois-moi. C’est un paysage intérieur peuplé par tout ce que peut offrir l’imagination, et pourtant il n’en est pas moins réel. Chacun conjure sa propre beauté intérieure, ses propres démons secrets, et les dieux ne font que le guider vers eux. Certains pensent que quand il est possédé par la Rage, l’homme devient une bête. C’est faux. En fait, l’Enragé est un tueur de bêtes. Il entre dans le monde de l’esprit et affronte la bête-démon qui a maintenu son âme captive. Cette bête-là, c’est sa peur. Et quand il l’a affrontée, ou l’a abattue, quand il a placé sa foi dans sa propre force, sa propre volonté, tout devient possible – même des miracles comme ceux que l’on attribue aux dieux.
Haraldr comprit que le jarl avait eu sous les yeux de l’esprit le même paysage désolé que lui, et que son propre voyage en cette région étrange et redoutable ne pouvait plus être repoussé à plus tard.
— Oui, dit-il, je sais qu’une bête m’attend là-bas, une peur aussi terrible que le dragon dévorant le monde. Et quand je m’éveille au milieu de la nuit, je suis certain que si jamais je dois l’affronter, je mourrai.
— Tu es prêt à l’affronter, à présent. Tu es un poète et un guerrier, dit le jarl.
Il se détourna de Haraldr et regarda le nord, en songeant à l’été frais
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