Byzance
autour de lui. Une bonne douzaine de personnes s’étaient rassemblées. La plupart regardaient en silence, d’un œil morne. Étrange. Les gens du Stoudion ne se rassemblent pas à un carrefour puant au cœur de la nuit pour se mêler d’un incident aussi banal que le viol supposé d’une jeune catin. Et les hommes – il y en avait six ou sept d’assez jeunes – étaient trop bien nourris pour appartenir à la rue. C’étaient des fauteurs de troubles professionnels venus du quartier proche du front de mer, et non les mendiants en haillons et les petits monte-en-l’air qui infestaient ce quartier.
— Je vais payer sa vertu, dit Ulfr à Askil en langue du Nord.
À peine avait-il saisi sa bourse pour prendre une pièce qu’un jeune costaud d’à peine plus de vingt-cinq ans s’avança en roulant des épaules et prit la fille par la taille.
— Je suis son père, dit-il.
Au mot, père , Ulfr pencha la tête avec un sourire ironique. Très bien. Il prit un follis de cuivre et le tendit à l’homme. La fille l’escamota.
— Une pièce d’argent ! cria le père tout en caressant le flanc nu de sa prétendue fille.
Ulfr hésita. Son instinct lui disait de payer ce petit truand impudent avec l’acier du pays des Huns ou, mieux encore, de le briser avec ses mains nues. Mais il se souvint des paroles de Haraldr : on s’attirait vite des ennuis au Stoudion et les réparer risquait de coûter très cher si jamais la situation se dégradait. Il tendit un nomismata d’argent.
La fille le lui prit des mains et s’en fut en courant dans les ombres putrides, où elle disparut aussi vite que si elle n’avait jamais existé. Son « père » resta bouche bée pendant un moment, puis décampa à sa recherche. Ulfr parcourut la foule du regard et lui ordonna en grec de se disperser. Le costaud, la vieille mégère et deux autres s’éloignèrent en grommelant dans la nuit. Ulfr remarqua que la bande de durs avait augmenté. Une douzaine. Il se tourna vers Askil pour lui demander de dégainer sa longue épée.
Un mouvement soudain dans la foule. Askil poussa un cri et tomba à genoux. La pierre rebondit sur les pavés fétides à ses pieds. La longue épée d’Ulfr crissa quand il la tira du fourreau. Il n’avait pas d’autre choix. On les avait attaqués, et il fallait maintenant qu’il tue, sinon la vie d’un Varègue ne vaudrait pas plus que de la crotte dans les rues du Stoudion.
Ulfr regarda les lames étincelantes qui le cernaient. Des couteaux. Pas d’épée, pas d’armure, pas de lance. Il demanda à Odin de le guider vers la victime qui méritait le plus de mourir et trancha au même instant le cou du plus grand des voyous. Les autres regardèrent le corps sanglant qui se tordait par terre, et commencèrent à regretter leur témérité. Askil venait de se relever, sa longue épée à la main. Il chargea et dispersa une demi-douzaine de ses assaillants dans la nuit. Les autres reculèrent lentement en frappant l’air de leurs couteaux comme dans un spectacle de pantomime. L’un d’eux cria quelque chose au sujet de Varègues qui couchaient avec des chèvres.
* *
*
Ergodotès, ci-devant cuisinier et désormais vestitor du césar impérial Michel Kalaphatès, rangea sa mule dans la cour de la petite auberge des environs du quartier vénitien. Sa principale inquiétude, cette nuit-là, était la proximité désagréable des étrangers ; ces marins vénitiens n’étaient que des vauriens et la plupart transmettaient des maladies capables de faire pourrir un corps sain comme un melon laissé au soleil. Par bonheur, ils ne viendraient probablement pas jusque-là tant qu’ils auraient des rats et des chiens à manger là où ils se trouvaient. Quant à l’autre prétendu danger, pourquoi s’en soucier ? Il était maintenant le serviteur de confiance d’un demi-dieu, et il accomplissait l’œuvre du Seigneur au nom de son saint maître. Ergodotès lança une pièce de cuivre au garçon d’écurie, fit le tour de l’auberge d’un pas nonchalant et reconnut l’entrée qu’on lui avait indiquée.
La maison derrière l’auberge était une étrange ruine, peut-être une vieille chapelle dont il ne restait que le sous-sol ; le plâtre tombait en lambeaux, et il ne restait que les briques nues, retenues par de grosses plaques de mortier croulant. Le toit de bois placé au-dessus de ce mur en décomposition semblait beaucoup plus récent que les briques, mais pas en bien
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