Byzance
ajouta-t-elle, sachant que ce genre d’ambiguïté agaçait l’orphanotrophe, était le boulanger dont je vous ai déjà parlé.
Joannès hocha de nouveau la tête pour qu’elle continue.
— Ils disaient que ce groupe du Stoudion était… bien organisé et serait un… bon allié. Ils ont dit que les petites gens et les pauvres devaient s’unir contre… vous, orphanotrophe.
Joannès se pencha sur la femme comme s’il allait la saisir par les épaules et la secouer jusqu’à ce que la vérité tombe de sa bouche, mais il se contenta de ricaner.
— Le nom de ce groupe du Stoudion. Ont-ils cité le nom de ce groupe ?
La femme secoua la tête et réprima un sanglot.
— Mais vous me trouverez le nom de ce groupe, n’est-ce pas ? Je suis sûr que quand nous nous rencontrerons la semaine prochaine, vous le connaîtrez.
La femme inclina la tête et ses mains se crispèrent sur les revers de sa cape comme si elle avait soudain très froid. Quand elle releva les yeux, elle avait des larmes sur les joues.
— Avez-vous apporté un message de mon fils ? Va-t-il bien ? Oh ! je vous en supplie…
Le désespoir dans sa voix aurait brisé le cœur d’une statue.
— Il va bien, gronda Joannès. C’est déjà l’un des privilégiés du Néorion. La prochaine fois, je vous apporterai un message de lui. Quand vous me donnerez ce nom.
La femme regarda Joannès avec l’étrange gratitude que les victimes de la torture témoignent souvent à leur bourreau. Elle renifla et attendit.
— Est-ce que votre mari vous a touchée cette semaine ? demanda Joannès.
Elle ne songea pas à mentir.
— Non, murmura-t-elle d’une voix blanche.
Joannès fit un signe de tête. D’un geste mécanique, elle écarta sa cape puis remonta lentement sa tunique jusqu’aux aisselles, révélant tout ce qui se trouvait au-dessous de cette ligne de démarcation. Les yeux de Joannès se fixèrent sur ses seins plats et bas et ne les quittèrent pas. Les mamelons étaient dressés par le froid – certainement pas par le désir. Elle ferma les yeux. Les doigts énormes, déformés, de Joannès s’étalèrent sur la poitrine et appuyèrent contre la chair blafarde comme les ventouses de succion d’un poulpe. Il n’y eut aucun mouvement sur son visage, aucune expression dans ses orbites sombres. Après un bref instant, il ôta ses mains et la femme rabaissa lentement sa tunique. Elle reprit rapidement son seau, sortit du cimetière en courant et disparut dans la rue. Joannès regarda pendant un instant autour de lui, comme s’il désirait effrayer même les morts avec son visage horrible. Puis il franchit à son tour le portail de pierre et s’en fut.
Les morts se levèrent de derrière une grande fontaine carrée, située au milieu des rangées de tombes. L’un d’eux était un esprit d’une taille énorme, l’autre un petit bonhomme qui se déplaçait du pas rapide et furtif, parfaitement silencieux, d’une créature habituée à se rendre dans des endroits où nul ne le désirait. Les deux esprits rapprochèrent leur tête pendant un instant et se parlèrent.
— Vous voyez. Une fois par semaine. Le même jour, toujours à la même heure et toujours la même chose, dit le petit bonhomme en souriant, révélant des dents tordues presque toutes pourries. La seule chose qui change, c’est que parfois il lui touche les seins et parfois il ne le fait pas.
Haraldr sourit et glissa cinq nomismata d’argent dans les mains du bonhomme.
— Merci, mon ami. Et merci à notre amie mutuelle l’Étoile bleue. Transmettez-lui ma gratitude et mes salutations.
Le petit bonhomme fila derrière le monastère, et Haraldr resta seul avec les morts. Sans doute aucune des âmes ensevelies dans ce lieu sacré n’était-elle damnée, mais s’il y en avait une, qu’elle transmette son message au prince de l’enfer : « Dans une semaine, je vous livrerai l’âme de l’orphanotrophe Joannès. »
* *
*
Le ciel, d’un bleu doux comme la soie, était parfait à part de minuscules nuages noirs en altitude ; le soleil brûlant lançait des reflets d’or dans ses cheveux. Elle ne pouvait plus le toucher mais elle sentait que son esprit était en lui de toute manière, et elle pouvait voir par ses yeux même si elle se sentait très loin de lui. Pendant longtemps, elle ne remarqua pas que les petits nuages noirs devenaient des corbeaux qui volaient de plus en plus bas ; puis elle vit la glace scintillante au-dessus
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