Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
inquiet.
— Pas une bombe, ajoute-t-il, n’est tombée dans la
ville depuis des semaines.
*
Le petit convoi, quatre voitures grises tirées par des
mules, traverse en cahotant le pont de bateaux et avance le long de la rive
gauche du San Pedro, en direction du Trocadéro. Assis à l’arrière de la
dernière voiture – la seule qui soit munie d’une capote pour protéger du
soleil –, les jambes pendantes, le sabre entre elles et un foulard sur la
figure pour ne pas respirer la poussière soulevée par les mules, le capitaine
Desfosseux perd de vue les dernières maisons blanches d’El Puerto de Santa María.
Le chemin décrit un arc qui suit le tracé de la côte, entre l’étendue
désertique avoisinant la rivière et la marée basse qui découvre, en
rétrécissant l’embouchure de celle-ci, un large bras de vase verdâtre, avec, au
second plan, la barre de San Pedro et, dans le fond, tapi dans le bleu de l’eau
immobile, Cadix derrière ses remparts.
Simon Desfosseux a quelques raisons d’être satisfait. Le
chargement des voitures est celui qu’il espérait, et il vient de passer deux
jours paisibles à El Puerto, en profitant des diverses commodités de
l’arrière – un bon lit, une nourriture convenable en place du pain noir,
de la demi-livre de viande dure et du quart de vin rance de la ration
quotidienne – pendant qu’il attendait l’arrivée du convoi venant lentement
de Séville, escorté par un détachement de dragons et d’infanterie. Ce qui n’a
pas préservé pour autant ledit convoi des attaques de la guérilla : une
près de l’auberge du Biscayen au pied de la sierra de Gibalbín, et l’autre près
de Jerez, au gué du Valadejo. Les voitures et leur chargement sont finalement
parvenus à destination hier sans autre perte qu’un mort et deux blessés, avec
cette triste circonstance que le mort était un jeune cornette, disparu en
allant remplir des gourdes dans un ruisseau et retrouvé au petit matin nu et
attaché à un arbre, avec l’aspect d’un homme qui a mis beaucoup trop longtemps
à mourir.
Le lieutenant Bertoldi, qui était dans la voiture de tête,
apparaît sur un côté de la route, en train de fermer sa braguette après s’être
soulagé dans les broussailles. Il ne porte ni chapeau ni sabre, sa veste est
ouverte et son gilet déboutonné sur son ventre, et la terrible chaleur le fait
suffoquer. Sa peau est rouge comme celle d’un Indien des prairies américaines.
— Tenez-moi compagnie, lui dit Desfosseux.
Il lui tend la main et l’aide à s’asseoir près de lui à
l’arrière de la voiture, à l’ombre. Après l’avoir remercié, Bertoldi se couvre
le nez et la bouche avec le foulard sale qu’il portait noué autour du cou.
— Nous ressemblons à des bandits de grands chemins,
remarque le capitaine, la voix étouffée par son propre foulard.
Le lieutenant éclate de rire.
— En Espagne, admet-il, c’est le cas de tout le monde.
Il jette vers l’arrière un regard nostalgique, car il a
profité sans retenue des deux jours d’oisiveté. Sa présence n’était pas
nécessaire, mais Desfosseux a exigé de l’avoir avec lui, certain qu’un repos
loin du feu de contrebatterie espagnol, sans autre souci que celui de réussir à
marcher droit avec le contenu de plusieurs bouteilles dans le corps, ne
pourrait lui faire que du bien. Et, d’après ses informations, il en a été
ainsi. De ces deux nuits, Bertoldi en a passé une dans une taverne et l’autre
dans un bordel : celui qui est réservé aux officiers sur la place de
l’Embarcadère.
— Ah, ces Espagnoles…, commente-t-il, rêveur. Gabacho
cabrón, disent-elles pendant qu’elles se déshabillent, comme si elles
allaient vous arracher les yeux. Quelle race ! Tellement primitives, avec
leurs éventails et leurs rosaires. Elles ressemblent à des Gitanes, mais elles
vous font payer comme si elles étaient des marquises… Fichues putains !
Desfosseux regarde, distrait, le paysage. Il pense à ses
problèmes. De temps en temps, avec l’expression amoureuse d’une poule qui
surveille ses poussins favoris, il se retourne pour contempler le chargement de
la voiture, couvert de bâches et soigneusement arrimé sur de la paille avec des
coins de bois. Son adjoint jette un regard et plisse les yeux en souriant sous
le foulard.
— Tout arrive, dans la vie, dit-il.
Le capitaine d’artillerie acquiesce. L’attente en valait la
peine, ou du moins
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