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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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de policiers pour se faire obéir. Pour
faire revenir le peuple, après avoir rentabilisé convenablement ses ovations ou
sa colère, à la réalité quotidienne.
    En croisant les députés, et par simple instinct
professionnel devant toute autorité, Tizón tire son chapeau avec le même
empressement que si on lui ordonnait – on ne sait jamais ce qui peut
arriver – de les mettre tous en prison. Il reconnaît parmi eux les yeux
clairs et glauques, semblables à des huîtres crues, du très jeune comte de
Toreno ; également l’influent Agustín Argüelles, perché sur ses longues
jambes, et les Américains Mexía Lequerica et Fernández Cuchillero. Tizón sort
sa montre de son gousset et constate qu’il est dix heures passées. Bien que les
réunions quotidiennes des Cortès commencent officiellement à neuf heures
précises, il est rare que le quorum soit atteint avant dix heures et demie.
Leurs seigneuries – et en cela il n’y a pas de différence entre libéraux
et serviles – n’aiment guère se lever tôt.
    Tournant à gauche dans la rue de la Véronique, le
commissaire entre dans une gargote tenue par un montañés – un
« montagnard », autrement dit un homme originaire des monts
Cantabriques, très loin dans le Nord –, qui fait aussi marchand de vin. Le
patron œuvre derrière le comptoir à remplir des flacons pendant que sa femme
lave des verres dans l’évier, entre des saucissons pendus à une solive et des
tonneaux de sardines salées.
    — J’ai un problème, camarade.
    L’homme le regarde, soupçonneux, un cure-dent dans la
bouche. Il connaît suffisamment Tizón pour savoir que le problème du policier
ne tardera pas à être le sien.
    — Dites-moi.
    Il sort de derrière le comptoir et Tizón l’emmène au fond,
près de sacs de pois chiches et d’une pile de caisses de morue séchée. La femme
les regarde avec inquiétude, tendant l’oreille, la mine renfrognée.
    — Cette nuit, on a vu chez toi des gens à une heure
indue. Et en train de jouer aux cartes.
    L’homme proteste. C’était un malentendu, dit-il en crachant
le cure-dent. Des étrangers se sont trompés d’endroit et il n’a pas dit non à
quelques pièces de monnaie. C’est tout. Quant aux cartes, c’est une calomnie.
Le faux témoignage d’un salaud de voisin.
    — Mon problème, poursuit Tizón, impassible, est que je
dois te mettre une amende. Quatre-vingt-huit réaux, pour être exact.
    — C’est injuste, monsieur le commissaire.
    Tizón regarde le gargotier jusqu’à ce que celui-ci baisse
les yeux. Originaire de la sierra de Bárcena, dans la région de Santander,
c’est un individu grand et fort, moustachu, qui a passé toute sa vie à Cadix.
Plutôt paisible, à ce que sait le policier. Du genre « vivre et laisser
vivre ». Son unique faiblesse est celle de tout le monde : il ne
résiste pas à la perspective d’empocher quelques pièces de plus. Le policier
sait que dans la gargote, une fois la porte de la rue fermée, on joue aux
cartes en contrevenant aux ordonnances municipales.
    — Pour cet « injuste », répond-il froidement,
l’amende vient d’augmenter de vingt réaux.
    L’autre pâlit, balbutie des excuses et cherche le regard de
sa femme. Il proteste : c’est faux qu’on ait joué ici cette nuit. C’est
une maison décente. Vous n’avez pas le droit.
    — Nous en sommes à cent vingt réaux. Modère ton
langage.
    Indigné, le gargotier lâche un « Bon Dieu de
merde ! » en assénant sur un sac un coup de poing qui envoie valser
au sol une volée de pois chiches. Ce juron restera entre nous, relève Tizón,
toujours impavide. Je mets ça sur le compte de tes nerfs et je ne t’accuserai
pas de blasphème public. Bien que je devrais. Je ne suis pas non plus pressé.
Nous pouvons y passer la matinée, si tu veux. Nous distrairons ta femme et les
clients qui entrent : toi en protestant et moi en faisant monter l’amende.
Et, à la fin, je fermerai ta boutique. Aussi, ne va pas plus loin, camarade. Tu
en as déjà assez fait.
    — On peut peut-être s’arranger ?
    Le policier se compose une mine délibérément ambiguë. L’air
de ne s’engager à rien.
    — On m’a dit que les trois de cette nuit ne sont pas
des gens d’ici. Un peu particuliers… Tu les connaissais ?
    De vue, admet l’homme. L’un loge à l’auberge de Paco Peña,
dans la rue des Rémouleurs. Un dénommé Taibilla. Il porte un bandeau sur l’œil
gauche et on dit qu’il a

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