Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de ses pamphlets sur l’opinion publique ne va pas plus loin que les
deux ou trois tavernes du quartier de mauvaise réputation où il vit, près du
Boquete, les quelques cafés où on lit la totalité de ce qui paraît, et les
délégués constituants qui dévorent tout ce qui s’écrit sur eux, prêts à
applaudir ou à s’indigner selon l’appartenance de l’auteur, coreligionnaire ou
adversaire. Mais la littérature du Jacobino, même si elle est aux
antipodes de publications sérieuses comme le Diario Mercantil, El Conciso ou El Semanario Patriótico, n’en est pas moins imprimée avec les mêmes
caractères et la même encre. La prose journalistique est la nouvelle déesse du
siècle qui commence. Et les autorités – le gouverneur Villavicencio et
l’intendant général García Pico, par exemple – préfèrent composer avec
elle, y compris quand il s’agit de libelles grossiers comme celui que rédige ce
Zafra. Lequel, du fait de son extrémisme forcené – rare est désormais la
semaine où il n’exige pas qu’on guillotine des nobles, qu’on fusille des
généraux et que l’on réunisse une assemblée du peuple souverain –, a été
surnommé par les blagueurs des cafés, qui ont pris depuis longtemps la mesure
du personnage, « le Robespierre du Boquete ».
Toujours est-il que, dès la première heure de l’après-midi,
alors que le corps de la fille était encore dans la cour et que Tizón cherchait
une quelconque piste exploitable, son adjoint Cadalso est venu lui dire que
Mariano Zafra était à la porte pour s’informer des événements. Le commissaire
est sorti, a fait reculer les curieux pour prendre le publiciste à part et lui
a dit sans ménagement de se mêler de ses oignons.
— Une fille a été assassinée, a répliqué l’autre,
impavide. Et ce n’est pas la seule. Je me souviens qu’il y en a déjà eu au
moins une ou deux autres.
— Celle-là n’a rien à voir avec elles.
Tizón l’a pris par le bras d’une façon presque amicale, en
lui faisant descendre la rue pour l’éloigner des gens rassemblés près du porche.
Une déférence apparente, cette façon de lui prendre le bras, mais qui ne
trompait personne. Et, bien entendu, encore moins Zafra. Après quelques
efforts, il a réussi à se dégager pour faire face au policier.
— Eh bien, figurez-vous que je crois le contraire.
Quelle a tout à voir avec elles.
Tizón l’a toisé : taille médiocre, bas reprisés,
chaussures crottées avec des boucles en fer-blanc. Une topaze – sûrement
fausse – comme épingle de cravate. Le chapeau froissé planté de travers,
de l’encre aux ongles et des papiers dépassant des poches de la redingote vert
bouteille. Des yeux délavés. Peut-être intelligents.
— Et sur quoi vous fondez-vous pour inventer ça ?
— C’est mon petit doigt qui me l’a dit.
Sans se troubler, comme toujours, Tizón a considéré le
problème. Les différentes options présentées par l’échiquier. Aucun doute,
quelqu’un a bavardé. Tôt ou tard, il fallait bien que ça arrive. Par ailleurs,
Mariano Zafra n’est pas, en soi, particulièrement dangereux – son crédit
en tant que journaliste est proche de zéro –, mais, en revanche, les
conséquences de ce qu’il publie peuvent l’être. La seule chose qui manque
encore à Cadix est l’annonce qu’un assassin de jeunes filles sévit depuis longtemps
en toute impunité, suivie de la description de sa manière de procéder. La
panique se répandra et le premier malheureux venu, soupçonné de tout et de
rien, finira assommé par la foule en furie. Sans parler qu’on exigera que
soient désignés des responsables : qui donc a gardé tout cela
secret ? Qui donc est incapable de découvrir l’assassin ?… Et
quelques etcetera de plus. Les journaux sérieux ne tarderont pas à s’emparer de
l’histoire.
— Nous allons essayer de nous conduire en gens
responsables, mon cher Zafra. Et discrets.
Ce n’était pas le bon ton, s’est-il dit tout de suite en
observant l’expression hautaine de son interlocuteur. Erreur de tactique. Le
Robespierre du Boquete était de ceux qui grandissaient avec la faiblesse de
leur interlocuteur. De plusieurs pouces au moins.
— Ne vous moquez pas de moi, commissaire. Le peuple de
Cadix a le droit de connaître la vérité.
— Laissez tomber le droit et autres foutaises. Soyons
pratiques.
— Quelle autorité avez-vous pour me parler ainsi ?
Tizón a regardé
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